L’âge
C’est une vieille femme, c’est sûr. Dans la pénombre d’une maison de retraite médicalisée à Nantes, Louise Cantoni fait toute petite allongée sur ce lit qu’elle n’a pas quitté depuis des mois. Son visage est trempé, mais son œil perçant vous attire. La vieille femme, pour l’occasion, pointa contre l’oreiller, sur lequel s’appuyaient ses courts cheveux anthracite. Elle n’a pas les cheveux blancs. « Les gens ne deviennent pas fous ! elle rit de bon coeur.
Écouter les vieux : pourquoi nous l’avons fait
Quel âge a-t-elle ? « 104 ans, en attendant d’en avoir 105 ! Mais j’espère que je ne les aurai pas, dit-elle immédiatement. Je suis arrivé à la fin de ma vie pour la plupart. Lire aussi : Taie d’oreiller bébé : est-ce vraiment utile ? Est-ce dangereux?. « Elle est née en 1917, une jeune femme de l’Occupation, mariée dans les décombres de la Seconde Guerre mondiale… Elle doit se sentir si vieille, c’est elle dont vous parlez. « Non ! Je ne suis ni vieux ni jeune, je suis ce que je suis ! »
« Je ne suis ni vieux ni jeune, je suis qui je suis ! »
Les échecs physiques l’obsèdent, l’isolant d’un monde qu’elle aime : elle était une grande lectrice, elle peut à peine voir ; elle adore débattre, elle n’entend plus grand-chose… « Je dois me rapporter à mes ressources actuelles. Il s’avère que ce n’est pas très agréable, cela s’appelle la vieillesse. Mais pour moi, ça ne veut rien dire. Comme si cette situation restait une situation extérieure, imposée par les circonstances sans se sentir intime. « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. vie mentale et vie pratique. Ils ne vont pas ensemble. »
Son corps est allongé sur ce lit mais son esprit rêve toujours d’un « programme à deux vies ! “. Elle veut écrire, suivre ces histoires qu’elle a écrites dans un carnet, d’une écriture bleue soignée. Le dessin, un métier dans lequel elle voudrait passer sa vie si elle ne suivait pas les plans de sa mère, qui l’imaginait en enseignante. Elle veut aller voir des spectacles. « J’aime le théâtre, j’aime les spectacles, j’aime tout ce qui survit, tout ce qui crée… » Elle parle au présent. Étincelles. Si ce n’était pas pour cette entreprise…
Louise Canton dans la chambre d’Ehpad de La Chezalière, à Nantes, où elle vit depuis 20 ans. / Lorraine Turci à La Croix L’Hebdo
« C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. D’un point de vue intellectuel, il n’a pas bougé. Ici, elle commence par réciter Victor Hugo : « Cet âge avait deux ans ! Rome a remplacé Sparte, / Napoléon perçait déjà sous Bonaparte… » La femme faible continue les vers, elle donne le ton malgré sa voix tremblante. Dans la chambre de la maison de retraite, il reste encore du temps. On voyait à peine le professeur sur scène, récitant le poème devant des écoliers à la Doisneau.
La porte de la chambre s’ouvre. C’est un de ses fils, qui entre et s’assied de l’autre côté du lit. Il attire les débats sur la vieillesse, la dépendance, qu’il est fâché de voir que les politiques semblent venir au sujet. Louise Cantoni a tenté de capter l’échange, de participer. Mais les mots la dépassent, incapable de les comprendre. « Que dites-vous ? La vieille femme essaie. » Rien d’intéressant, ne vous inquiétez pas », balaya son fils. Elle capitule.
« C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. »
Cette amoureuse des mots a remarqué le langage « double, voire triple » qui se pratiquait autour d’elle. Le langage des soignants n’est pas le langage que nous utilisons avec les familles et les patients. « Je suis traitée comme une bonne vieille femme ou comme une enfant qui a besoin de calme. Il faut parler aux gens comme ils sont ! L’âge se reflète dans l’attitude des autres.
Jacques Boré, 94 ans, ne se sent pas vieux non plus, « pas dans la tête ! “. Il habite une résidence d’associés près d’Angers. On le surprend dans sa chambre, en train de lire au milieu de la presse, à côté de la baie vitrée donnant sur le jardin. Des exemplaires d’Historia et de La Vie l’attendent sur le rebord de la fenêtre, mais avant qu’il ne tombe dedans, le vieil homme doit se lever et s’attirer des ennuis, suivre son déambulateur, éviter de tomber. Ses pieds ne le portent plus. Après quelques chutes, son médecin l’encourage à venir vivre ici.
Jacques Boré affirme que lorsqu’il est venu dans cette maison de repos il y a quelques mois, il a été confronté à une réalité qui lui échappait jusque-là. « Les gens sont complètement perdus, on ne les entend pas. C’est ce qui choque ici ! Les personnes âgées qui s’égarent, elles ne comprennent plus rien, alors que pour lui, à table, on n’arrive pas à faire passer un mot. Cela lui fait peur. Ses yeux bleus s’assombrirent : « Votre esprit est perdu sur la plus grande des maladies. »
Le corps
Il aimait l’eau, Gilbert Artasona. Plus que tout, même. Sauter, glisser, nager, sa carcasse de rugby en forme d’étoile sur la surface voûtée, le dos au frais. « Ah oui… être dans l’eau, j’aimais ça », se murmure, comme pour lui-même, l’homme de 92 ans. Sur le même sujet : Le casque de réalité mixte d’Apple se concentrera un peu sur les jeux vidéo. Les émotions semblent faire leur chemin jusqu’à sa mémoire. Eaux claires et profondes des rivières, en particulier. Ce Paris n’a jamais vécu près de la mer, et à la vingtaine, amoureux, il pose son manteau à Lauzerte, petite cité médiévale du Tarn-et-Garonne, pour entrer dans Odette.
Là, avec les pompiers volontaires, il passe des journées dans les rivières, apprenant à pêcher les noyés. Mais chaque été, avec Odette, cet agent d’équipement s’offrait le grand bleu. Le couple a acheté un mobil-home près de la plage, à Vias, au sud de Béziers. « Nous l’avons choisi à cause de cette proximité, raconte sa femme, nous adorerions y aller. Mais avec l’âge, nous avons trouvé que c’était encore un peu long, le chemin de la plage. Nous avons décidé de vendre. »
Gilbert et Odette Artasona sont mariés depuis près de 70 ans. / Lorraine Turci / Lorraine Turci
Gilbert Artasona ne plonge plus. Il se contente d’arroser la douche, entre trois murs de carrelage froid, lorsque l’infirmière arrive à la résidence commune où vit désormais le couple. Elle l’aide à s’habiller, à fabriquer du savon. « Il est toujours respecté, elle le laisse laver ses parties intimes », explique Odette. Il découvre que si certaines infirmières sont prudentes, d’autres sont moins observatrices. « Ils sont rapides, ils s’en fichent », lâche-t-il en se bouchant la gorge. « Moi, tu sais, le fait de ne pas pouvoir m’habiller, me détache… » Il ne finit pas sa phrase, on se comprend. Le matin, Odette l’aide « avec vos chaussettes et chaussures. Et mettre le slip et le pantalon, puis il gère.
« C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. Souvent, nous ne savons pas quoi faire à ce sujet, alors nous n’avons même pas à nous plaindre. »
A 90 ans, le corps a trahi. Odette tombe souvent. L’autre jour entre le lit et le mur. « Je me suis fait très mal aux côtes, sur le métal du lit. Une autre fois, une grosse ecchymose est tombée sur ses hanches jusqu’à sa cheville, qui est toujours enflée. Elle n’y prête plus attention : douleur à l’épaule, douleur aux cuisses, douleur aux jambes. « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. Souvent, nous ne savons pas quoi faire à ce sujet, alors nous n’avons même pas à nous plaindre. »
Rien à redire mais à des centaines de kilomètres, dans le petit port breton d’Auray, près de Vannes. Hélène Ségalen ne parle pas sous ses pieds. On pourrait penser que les choses vont bien, car la femme de 94 ans est agréable et discrète. Mais, puisqu’on parle du sujet, elle remonte un peu son pantalon plissé : les pansements vont des orteils aux genoux. Et en dessous… deux longues plaies variqueuses qui ont creusé sa peau de dentelle jusqu’au sang. « Lorsque l’infirmière est arrivée, elle a dit : ça ne va pas, oh non, je ne l’avouerai pas… Elle pleurerait presque ! C’est moi qui allais la réconforter. Un sourire triste. » …”
Hélène Ségalen souffre depuis de nombreuses années, au point de ne plus pouvoir marcher. « C’est mon plus dur obstacle », critique-t-elle pour la solitude, confinée dans son appartement. La mauvaise prise en charge des veines gonflées n’a pas empêché d’engloutir leurs mollets, malgré des soins récurrents. « J’ai eu une hémorragie puis, crack, une seconde. C’est mon sixième séjour à la clinique. Comme vous pouvez l’imaginer, je suis sous traitement permanent depuis 2015. » Silence, comme soudain compris. Elle a chuchoté : « C’est énorme. »
Et s’il n’y avait que les jambes… Au fur et à mesure de la conversation, un corps en lambeaux se dévoile. Sa main droite immobilisée, ses doigts verrouillés, ses yeux à 0,25, ses dents serrées… « Oh, mais j’ai de l’avance ! Je masse mes bons doigts, le médecin me félicite. Et j’ai appris à utiliser ma main gauche. Coquette, Hélène s’inquiète pour son ventre gonflé. Elle le trouve un peu disgracieux. « J’ai demandé à la gériatre ce que je pouvais faire de ce ventre quand même,… Elle m’a dit : « Quittez votre ventre, Madame Ségalen ! »
Les manques
Ne soyez plus « chez vous ». La conversation n’a pas commencé depuis trois minutes quand le visage d’Odette Artasona se tourne. De fines larmes coulent sur ses joues. « Je ne sais pas quoi te dire. Sur le même sujet : Coussin aile et coussin synthétique : quelle est la différence ?… Sortir de chez toi, c’est une chose. C’est dur, murmure son mari Gilbert, assis à côté d’elle. Nous n’étions pas trop sûrs de partir, ni une seule personne l’autre », poursuit l’épouse en racontant les fois où nous avons dû quitter la solution de Lauzerte pour nous installer ici, à la résidence partagée de Sainte-Juliette, à quelques kilomètres de là.
A première vue pourtant, ce logement est accueillant. Grandes maisons de six occupants chacune, aux volets blancs et petites terrasses aménagées. Environnement, champs verts, arbres, campagne ouverte. Mais plus rien n’est pareil. Tout leur manque. « Nous avions un potager, des haies, au moins 300 mètres de lauriers ! « Gilbert Artasona se souvient, depuis longtemps, de ne pas pouvoir les entretenir mais d’avoir conservé une mémoire importante.
Gilbert et Odette Artasona sur leur plateforme à Sainte-Juliette, dans le Tarn-et-Garonne. / Lorraine Turci pour La Croix-L’Hebdo
« Et puis je cuisinais. J’ai préparé ce qu’on a aimé, dit Odette. Des choses simples, couverture de veau, poulet rôti. Ici, on n’a qu’une seule pièce, on vit en communauté, on ne choisit pas ce qu’on mange… », dit Gilbert, il n’a pas vraiment aimé ça.
En s’installant dans la résidence, en janvier, le couple a fêté ses quarante ans. « Mon mari faisait tout de ses mains à l’intérieur de notre maison. Hein, presque tout, tu as été bon », a déclaré Odette, les yeux vers lui, les larmes séchées. Elle le reconnaît d’ailleurs : elle se rend compte qu’il passait du temps à bricoler en bas, dans son atelier. Une soupape. « Ça descendait depuis une heure, j’étais seul. Nous sommes ensemble du matin au soir, tu comprends. »
Silence, on n’entend que le bourdonnement des insectes dans le lourd après-midi. La femme se concentre sur un autre détail encore plus décisif. Et presque invisible pour les personnes talentueuses. « Vous voyez cette pente pour accéder à la résidence ? Et bien avec une marchette, c’est impossible de monter, et de descendre j’imagine même pas ! Donc, même une petite promenade agréable est autour. Il ne reste que la terrasse, il y pousse quelques fleurs.
« À La Roche, j’avais des amis proches. Mais ils sont tous morts. Je me suis soudain senti isolé. J’avais l’impression d’être au bord d’un gouffre. »
A Auray, Hélène se sent aussi limitée. Elle voulait arpenter la petite ville du Morbihan, dont elle avait toujours été curieuse. Mais ses jambes la font trop souffrir ; elle se tient à peine debout pour faire du thé. « Si je pouvais préparer mes repas, la vie serait différente… », glisse-t-elle dans un écho lointain à Odette, marchant sur son poêle à petits pas. Rien que ça, cuisiner un peu, comme elle le faisait dans sa « maison de La Roche-sur-Yon ». Un point d’ancrage, a acheté cette maison en Vendée, il y a aussi longtemps que son mari aujourd’hui décédé. Et une larme gisait dans son ventre depuis qu’elle l’avait quitté.
Contrairement à Gilbert et Odette, Hélène Ségalen vit cependant chez elle, à Auray, dans un bel appartement. Mais si seul. Plus encore que sa vie qui rétrécit, la solitude est un fardeau, et la solitude est de loin la plus lourde. Elle ressent beaucoup son mari. Ses proches aussi. « A La Roche, j’avais des amis proches, c’était un monde de rêve. Mais ils sont tous morts. Je me suis soudain senti isolé. J’avais l’impression d’être au bord du gouffre, que tout le monde partait et donc je restais seul… J’étais le dernier. C’est très étrange. »
Elle est soutenue par ses quatre enfants, Hélène Ségalen fait beaucoup parler d’elle, qui se dit chanceuse. Elle avait quitté La Roche-sur-Yon pour se rapprocher d’eux. Cependant, elle prévient : « Il ne faut pas faire ce que j’ai fait : partir d’une ville à une autre où l’on ne connaît personne, car c’est très difficile de s’intégrer avec l’âge. » Puis elle dit, doucement : « Je n’ai pas de présence, pour bavarder, seulement quelqu’un, ici, à Auray… Tu vois, je ne suis pas très compliquée. »
Les plaisirs
« Vous ne pensez pas que nous sommes bons ici, n’est-ce pas ? Gilbert le dit parfois, à la tombée de la nuit, quand ils sont tous les deux avec Odette sur scène. Au calme, chacun dans son fauteuil. A leurs pieds, le chat du voisin qui se faufile et, sur la table en bois, un verre de muscat. L’épouse, d’habitude sujette à la mélancolie, avoue des moments muets dont ils ne sont que témoins, mais Odette est prête à faire confiance : « Dans ces moments-là, c’est vrai, on est pas mal… ».
Soixante-neuf ans, ces deux-là ont vécu ensemble. « Nous ne faisons rien l’un sans l’autre », dit Gilbert. « Quand ça ne va pas, tu me dis : ‘Ça va aller’. On se soutient », confie Odette en souriant : « Ah bien sûr, ce n’est pas 40 ans d’amour ! » Les corps ne s’enlacent plus, on comprend le demi-mot, mais la tendresse est là. Le soir, quand ils épousent leurs vieux corps douloureux dans le lit, elle s’assure que Gilbert est bien installé. Elle remonte le drap pour couvrir ses pieds. « La nuit, nous nous tenons parfois la main. »
Louise Cantoni attend les visites de son fils Pierre, qui habite à proximité, et les appels quotidiens de ses autres enfants. Ces appels, ces visites, c’est le monde qui entre dans sa chambre tranquille. Elle aime leur parler de politique, du pays, des partis. Elle voterait, « mais pour faire une procuration, il faut déménager, mais je ne peux pas bouger. C’est l’alléogialité de l’administration ! “.
Dans ce lieu où le temps semble s’étirer indéfiniment, il découvre que « les jours sont trop courts ».
Alors elle essaie de préserver au moins le plaisir de la discussion, même au téléphone. Difficile d’entendre échouer. Presque sourd, presque aveugle, mais une jambe sur terre, obstinément.
Il y a quelques mois, elle a reçu une visite immédiate qui lui a procuré « une joie extraordinaire ». Des amis perdus depuis longtemps de ses enfants sont venus l’embrasser. Dans sa chambre, remplie de photos de famille, le passé refait surface. « Ils ont plus de 70 ans, imaginez-vous ! Et pourtant, j’ai eu l’impression de les avoir vus hier. »
Suis donc en plus loin. Comme lorsqu’elle montre, amusée, l’enfant qu’elle était, la benjamine en remorque d’une bande de cousins en Auvergne. Le narrateur s’illumine avec le complexe de cire en place. Parlant de la « belle aumônière » qui a fait rêver la communion, elle, la fille des socialistes, se souvient d’une « promotion 34-37 » à l’Ecole Normale Normale…
Jacques Boré dans sa chambre à la maison de retraite Françoise d’Andigne à La Pommeraye, le 17 mai 2022. / Lorraine Turci pour La Croix-L’Hebdo
Sa jeunesse. De son côté, Jacques Boré pourrait le raconter pendant des heures. Indépendamment de son heure de déjeuner matinale, il revient à sa vie de célibataire bien remplie, ses voyages, ses vignes, ses vaches, les ouvriers « familiaux », les réunions de l’association, et le précepte de son père, qu’il aime à répéter : « On ne se plaint pas, on ne se flatte pas non plus. Quand il raconte, comme Louise, les années se dissipent. Il ne reste que les jours : c’est marqué « Toussaint », « lundi »…
Notamment avec Michel, un ancien employé de son domaine. Quand il va le voir à la maison de retraite, les conversations durent. Ils sont au milieu de ses vignes, Jacques obscurcit l’histoire du domaine familial, les « problèmes de dresseurs » réparés travaillant la terre, les soins à apporter aux jeunes feuilles de vignes… Le vieil homme est peut-être assis là, allaitant la salle d’accueil, une marchette à la main, donne quelques conseils sur la taille des sarments de vigne.
Michel écoute en disant que « son ancien chef lui a tout appris ». Brille le vigneron. Et quand son ex-employé s’en va, Jacques Boré repense tranquillement à la suite de sa journée, celle qui ne s’est pas « ennuyée ». Lire un peu, aller se promener dans le jardin de la résidence, rejoindre le cours de gym douce ? Il est hésitant. Dans ce lieu où le temps semble s’étirer indéfiniment, il découvre que « les jours sont trop courts ».
« Le soir, bien sûr, ce n’est pas drôle d’être seul, mais l’après-midi, je pense que c’est pire… »
Trop court à Angers, trop long à Auray. En pleine soirée, sur un coup de 15 heures, l’air de l’appartement d’Hélène semble s’épuiser. Parfois, elle se sent emportée. « Le soir, bien sûr, ce n’est pas drôle d’être seul, mais l’après-midi, je pense que c’est pire… » Une lourdeur, du vide.
Elle a appris à chasser ces heures désagréables. La vieille femme a mal aux pieds, traverse lentement la salle à manger et change de visage. Un regard gourmand sur la table basse du salon. Des partages de livres, des banderoles publicitaires, le dernier Musso, un Pierre Lemaître. Et First Blood, d’Amélie Nothomb, vient de se terminer. « On m’a déconseillé. Eh bien, j’ai vraiment aimé cette histoire sur son père! »
La lecture est un compagnon, l’un des derniers grands plaisirs de sa vie. « Mon sauveur indéfectible. Si je n’avais pas les livres, je ne sais pas ce que je ferais. Ils sont ma seule distraction. Elle rédige des tracts sur les romans qu’on lui propose, les loue ou les déconseille, surtout les nouveaux. Et les classiques sont aussi lus, ceux rangés en haut de la bibliothèque, quand la ménagère lui donne un coup de main pour les saisir.
« Regardez le livre qu’elle m’a donné ! la femme éclate de rire. Au centre de Molière, la couverture rose bonbon de Late Flowers, de Susie Morgenstern, ressort un peu. Une histoire d’amour dans l’ancien temps libre,. « Elle veut absolument me trouver un compagnon ! offense gentiment le nonagénaire. Vous cherchez un compagnon, mon âge! Ce n’est pas… »
L’Ehpad
Ce n’était pas son plan au départ. Louise Cantoni et son mari possédaient une maison de campagne près de Paris, où ils pensaient prendre bientôt leur retraite. Résidence au bord de l’Eure, elle a peint un saule poétique sur un tableau accroché devant son lit. Au moment de prendre sa retraite, M. Cantoni avait un « problème de santé majeur ». Impossible de garder la grande maison, « surtout, se souvient Louise, on s’imaginait que nos enfants et petits-enfants seraient toujours là. Mais la vie change… »
« Je ne voulais pas être un fardeau pour mes enfants. Je sens mais je paie. »
Lorsque les problèmes de santé de son mari plus âgé, plus âgé, sont devenus en surpoids, elle a dû décider : « Nous ne pouvions rester qu’avec nous deux, nous avons dû nous réfugier », explique Louise Cantoni. Le mot est fort, même si elle était en bonne santé à l’époque. Elle est peut-être restée seule dans son appartement, ses enfants l’ont encouragée à le faire, mais « personne ne se sépare après trente ans de mariage » ! Elle a donc suivi son mari dans cette résidence privée, ce que de bons amis leur ont dit. «Nous ne savons pas comment prédire la vie à l’avance, mais au moins nous pouvons nous préparer à des emplois en récession. »
Gilbert et Odette Artasona sont mariés depuis près de 70 ans. / Lorraine Turci pour La Croix-L’Hebdo
Cette élégante demeure en faisait partie. À la mort de son mari deux ans plus tard, Louise décide de rester. Un choix pour bien peser à nouveau, s’épargner des angoisses matérielles et, surtout, préserver ses trois fils. « Je ne voulais pas être un fardeau pour mes enfants. J’ai donc été élevé. Mes parents m’ont appris à me prendre en charge, et toute ma vie j’ai essayé d’être libre, de ne dépendre de personne. « Ehpad, être indépendant ? Au début, Louise Cantoni gardait sa voiture, rendait visite à ses proches, emmenait ses petits-enfants en vacances. La vie a continué. Aujourd’hui, bien sûr, elle a besoin d’aide. « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. « L’Ehpad, ses services, ses services lui permettent de se détendre – ou de prendre du poids sur sa famille.
Pour autant, elle ne veut pas « juste exister en tant que cliente derrière un comptoir ». Sa façon spontanée de taper dans la main quand elle parle le montre : elle a besoin d’une relation chaleureuse. Elle les a laissés ici, avec ces gardiens qui lui caressent doucement les joues en leur apportant un verre de jus de fruit, ou ces anciens employés qui lui écrivent encore des lettres.
Après plus de deux décennies dans l’établissement, le premier siècle a noué des liens de « confiance, d’amitié », comme chez Angélique, son « ange gardien ». « Je vous promets qu’il porte bien son nom », insiste la résidente, la jeune femme désignant simplement son oreiller. Louise Cantoni se sent ici « comme une seconde famille ». Le centenaire salue également les activités de l’Ehpad, qui « l’a nourri dans un monde intellectuellement actif ».
Près d’Angers, Jacques Boré se sent dans sa maison de repos « comme à la maison ». Il faut dire que son frère Fortuné habite avec lui dans cette résidence associative. Cette maison de retraite a une longue histoire : quand elles étaient plus jeunes, elles venaient y rendre visite à leurs tantes. « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. Bien sûr, Jacques perd sa maison. « Mais il y a un moment où il faut prendre une décision. Il faut penser pour soi, mais aussi pour les autres et être rationnel. »
« C’est dur de ne pas pouvoir faire ce qu’on veut. Et surtout, ne pas pouvoir le faire seul. Dépendre. »
Décent, Hélène veut l’être aussi. Mais après un séjour d’un an en EHPAD, elle a cherché à rentrer chez elle, ce qui pouvait se faire au prix d’une organisation serrée : repas livrés, aides ménagères, infirmières à domicile, bracelet d’alerte étroit.
« L’établissement n’était pas mal… », avoue-t-elle, mais surtout « triste », car les pensionnaires étaient mixtes, quelle que soit leur condition. Un lourd souvenir de la vieille femme. « Dans la salle à manger, par exemple, nous rassemblons les personnes atteintes d’Alzheimer et les autres. Il devrait probablement y avoir deux salles à manger séparées. Et, en général, on ne cherche pas les affiliations humaines… On ne pense pas à ça. »
Elle aimerait partager ces réserves. Mais avec qui ? Pour le directeur ? « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. On n’était pas vraiment écouté, il fallait marcher du doigt et de l’œil. »Pour les aides-soignants ? « Ils n’ont jamais eu le temps, regrette Hélène. Ils étaient là pour le travail et ne sont pas restés cinq minutes de plus. Le Britannique se sentait « comme un soldat dans une partie d’échecs ». Heureusement, il y avait un jardin… et plein de livres.
La dépendance
Il ne ressemble à rien, un petit détail. Mais Hélène Ségalen revient. Un épisode coincé dans sa gorge qui en dit probablement long. « J’ai du mal à accepter que je ne sois pas avec mes tapis, ce que reconnaît la vieille dame d’Auray, regardant panoramiquement son salon carrelé. C’est puéril, je sais… Ils se sont donc roulés derrière les canapés. Il fait froid, ça implique que je dois bouger. » Elle a soupiré. Elle aurait aimé qu’ils soient restés là, ses drapeaux, plutôt que de ramasser la poussière dans un coin. Mais la gouvernante n’a rien voulu savoir : dans la structure dans laquelle elle travaille, les moquettes s’enlèvent pour tomber. Le gérant était même « Pour son propre bien. »
Sauf qu’Hélène Ségalen n’a que son appartement et ses souvenirs. Ses tapis, elle les achetait avec son mari, c’était un décor familier. « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. J’aurais dû résister quand on les a roulés. Je me suis senti réduit. Elle a ressenti une perte de liberté, la capacité de prendre ses propres décisions. Titim ? Elle aurait pris le risque. « Je suis comme un bébé là-bas », remarque-t-elle, le visage gris.
Hélène Segalen chez elle à La-Trinité-sur-Mer, le 6 juin 2022. / Lorraine Turci pour La Croix-L’Hebdo
Louise Cantoni est encore pire : « J’ai l’air d’un nerd, sans force ni maîtrise de soi. On ne lui parle pas toujours comme elle le souhaite. Parfois, nous nous lassons de ses demandes. « Je sais que je suis vieux, j’ai des exigences qui semblent exagérées, mais pas exagérées, mes exigences. C’est que je ne peux plus seul… » Ne vous asseyez pas, ne mangez pas, ne lisez pas, ne faites rien, à moins que j’aie de l’aide. La vie à la merci des autres.
Mais l’amour-propre s’oppose, même après cent ans de vie. « C’est dur de ne pas pouvoir faire ce qu’on veut. Et surtout, ne pas pouvoir le faire seul. Dépendre. La pilule est amère pour cette femme indépendante, qui travaille depuis l’âge de 20 ans. Le travail de s’accepter financièrement était un gage de liberté, de respect. A 80 ans, Louise Cantoni conduisait encore.
Derrière ces corps fragiles, ces funambules, quelque chose ne cède pas. Comme la force, un sens aigu de la dignité chez ces deux femmes qui ne se sont jamais rencontrées. Cette expulsion les condamne. D’une part, coincé dans son lit, l’addiction est grande. D’autre part, les petites humiliations à répétition. « Dès un certain âge, nous avons été marginalisés », constate Hélène Ségalen. Elle informe l’ophtalmologiste d’un rendez-vous.
« C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. Le soulèvement n’a rien donné. Vous vous rendez malheureux et vous blessez les autres. »
« Je suis allé la voir, parce que parfois je ne pouvais pas la voir du tout. Elle m’a dit : « Eh bien, c’est la vieillesse, madame ! » Vous comprenez? Elle n’a même pas cherché le problème. Et il m’a donné un rendez-vous six mois plus tard. Le dentiste n’estime pas nécessaire de réparer ses anciennes prothèses ; il ne saurait pas le faire, il ne fait que des implants.
Jacques Boré est clair sur ces expulsions. Mais il a accepté, en quelque sorte. Il ne veut pas en être mécontent. Oui, il est difficile de sortir de chez soi, de se déplacer avec une marchette et d’obtenir de l’aide pour la douche. « C’est simplement venu à notre connaissance à ce moment-là. Pour l’ancien agriculteur, « la rébellion ne vient nulle part. Vous vous rendez malheureux et vous blessez les autres. Ce n’est pas une solution. »
Une infirmière frappe à la porte, commence à refaire le lit, exposant un drap de couleur. Jacques semble ne pas s’en soucier. « Nous vivons dans une ruche ici ! », lance-t-il seulement en regardant le salarié qui agit. Puis son regard se tourne vers la grande fenêtre et le jardin fleuri de roses, de pensées et de sources. « J’ai la meilleure chambre ! « , Il est heureux. Et il goûte déjà aux joies d’une promenade en plein air, sous le soleil printanier.
La mort
On y va timidement, sur la pointe des pieds. Comment aborder le sujet ? C’est vraiment mal de s’en inquiéter. Pas si grave de mourir, à les entendre. Hélène ? « Je pense à la mort, mais d’une manière froide. Je me dis que c’est la vie. Ma fille, il la déteste, elle a peur. Pour ma mort, pour elle, ça la dérange. Moi non. Sa foi « l’aide vraiment », admet-elle. Hélène Ségalen ne peut presque plus aller à la messe, mais elle regarde « Le Jour du Seigneur » le dimanche à la télé. La femme d’Aura pense qu’une personne obtient le sien après la mort.
Jack? « Que nous croyions ou non à l’éternité, cela ne change rien de nous protéger. Ce jour-là, l’ancien vigneron lui jette un batelier sur la tête, ce qui donne des airs de vacances. On pense au camarade Brassens, l’éternel vacancier estival. Mais vivre plus de 100 ans, non. Il a vu le doyen de l’humanité l’autre jour à la télévision, âgé de 118 ans. « Oh, non, bien sûr ! Il faut faire de la place aux autres. »
Gilbert, ça ne fait pas grand-chose à la question. décès? « Dès que possible ! Je veux partir comme ça, fini, bonjour ! La mort est une porte qu’on ferme, une lumière qu’on éteint. Odette, sa femme, la reprend gentiment. » ça se passe rarement comme ça… » pense le nonagénaire. A la résidence, il y a un couple qui est parti dans trois mois, c’est l’automne, et c’est en janvier. Lorsque l’un des deux part, l’autre n’est souvent pas retardé. Plus que de mourir, elle a terriblement peur de laisser Gilbert seul sur la route.
Jacques Boré, dans une activité sportive à la maison de retraite Françoise d’Andigne. à La Pommeraye, le 17 mai 2022. / Lorraine Turci pour L’Hebdo La Croix
Louise ? Elle n’a plus qu’une pensée : « Ferme les yeux et ne te réveille pas. Ce n’est plus vraiment une question de vie. Ne vaut pas la peine d’être vécue ! Pour d’autres, je suis un fardeau, mes enfants sont une préoccupation et je suis encore pire. Elle veut simplement ne pas souffrir comme cette chère amie, décédée sans soulagement. Ce souvenir se transforme en sa bouche. Mais mourir paisiblement, oui. Il est temps, plus que temps.
Jacques Boré veut rester encore un peu. « Nous sommes ici aujourd’hui, et demain où serons-nous ? Étourdi par une question qui le laisse sans réponse. Il ne se pèse pas, il prend les choses comme elles viennent, il les accepte, comme le font la plupart de ses anciens compagnons. « Quoi qu’il en soit, voyez-vous une alternative ? »
L’heure du dîner approche, salue poliment Jacques. Il part, ajustant son chapeau de paille sur ses cheveux blancs.