PREMIER MOUVEMENT
Paul est allongé dans l’herbe. La brise marine glisse entre ses pieds nus. Il porte un T-shirt blanc, un pantalon noir, il écarte les bras. Dans son château au bord de la mer, toutes les portes sont ouvertes. Paul se lève à l’heure qui lui convient, il fait quelques pas dans le jardin s’il a dormi à l’intérieur, il salue les vagues qui viennent caresser les rochers, puis il se couche dans les hautes herbes et il ferme les yeux et allonge un peu ce moment délicieux où l’on oscille encore entre les rêves et les couleurs à venir. Lire aussi : Dormir : profitez de l’été pour le trouver !. Nous ne sommes qu’à mi-chemin, nous y arriverons bien assez tôt. Paul met ses mains sous ses cheveux mi-longs. Il respire l’air salin. Et puis tout commence.
Au début, c’est juste un petit picotement, à peine un tremblement dans le bras gauche et les orteils. Paul ouvre un instant les yeux, la lumière abricot serpente entre les oliviers du jardin, l’instant s’allonge. Il sait l’explosion qui s’en vient. Il pense qu’il est prêt; Nous ne sommes jamais. Le chuchotement descend le long de sa jambe, atteint son bassin, glisse dans sa colonne vertébrale et se dirige directement vers son cou. Paul laisse faire. Il sent son corps prêt à recevoir la vague. Il ne connaît jamais la couleur ou la puissance à l’avance. Il va quand même se coucher et nous partons.
Et puis elle court. C’est au-dessous de la poitrine qu’elle se déploie d’abord, abondante et sauvage, et vient se briser contre la digue des côtes alignées, brisées par l’exercice, mais menaçant toujours de plier. Son cœur bat la chamade dans sa cage. La chose reflue, le corps se lève et se tient prêt, il sait qu’il reviendra et il est déjà là. C’est dans le bas de son ventre qu’elle bat, bouillonnant, écumant, chargé de mille couleurs, Paul ferme les yeux et avale le fleuve dont il aime l’arôme amer et piquant, le visage rugueux. Il a toujours reçu toute la violence de celui qui l’aura tordu et plié, mais qui finira peut-être par le tenir debout.
Sous sa peau, tout bouge désormais. Ses organes se rétractent, son sexe se durcit, prend lentement de l’élan contre sa cuisse, son cou se raidit, ses yeux bougent sous leurs fines bandes de peau. Paul se trouve dans l’herbe avec des perles de rosée. Tout s’anime et scintille en lui comme dans une cathédrale, les pigments et les lumières jaillissent de toutes parts, il sent les pores s’ouvrir complètement et tout y entrer.
Et puis une sensation de brûlure dans l’estomac. Quelque chose a frappé ce coin, son angle mort, le plus disposé à recevoir et à absorber le choc, la violence, la défaite. Les vagues déferlantes et les sillons connaissent le chemin. Paul ressent soudain de la douleur et se penche. Puis la chose va ailleurs et le corps s’ouvre à nouveau à l’herbe et à l’été.
Paul a appris à sentir précisément dans son être ce qui tremble et ce qui vit. Il parvient à visualiser le parcours des vagues en lui. Il sent son oesophage se resserrer à l’arrivée de cette teinte violette, son cœur cogner sous le tonnerre de la cavalerie, ses poumons s’ouvrir pour recevoir les violons et la neige, sa gorge se nouer, ses épaules se contracter, et tout – lumières des cormorans et plantes grimpantes – tourne en elle effilant son cerveau de toile.
Pendant des minutes, peut-être des heures, Paul Maleval est resté dans son château au bord de la mer, labourant et traversant, rempli à ras bord. Puis enfin l’estomac le rappelle au monde ; il se lève et va à la cuisine. Il place ensuite les fromages corses, le jambon, le citron, le pamplemousse et les poires sur le plateau, avec une tasse de café chaud et un verre d’eau à côté. Il pose le tout sur la petite table en bois du jardin. Il regarde la mer qui continue de battre son rythme secret.
Paul avale un morceau de chèvre frais avec une cuillerée de miel. Puis, après de longues minutes d’étirement comme des élastiques, il se lève et fait un pas à l’intérieur. Et alors seulement, d’un geste qu’il espère libre, presque indifférent, il s’approche des platines et éteint la musique.
Quand Paul meurt pour la première fois,
il vient de naître. Autour de lui, il y a des cris, il étouffe, il est coincé ; quelle étrange façon de commencer. Dans cette salle d’accouchement de la Clinique de la Croix-Rousse, à Lyon, le cordon ombilical, qui jusqu’alors le maintenait en vie dans le ventre de sa mère, s’enroule autour du bébé qui ne porte pas encore de nom. S’enrouler une fois c’est courant, le supérieur Patrick Tournier ne s’en inquiète pas, mais deux fois ça devient dangereux, la respiration bégaie, ce sont les premiers dragons du monde, le bébé peut suffoquer, comme c’est le cas aujourd’hui, ce samedi, 5 juillet 1947. Dans la torpeur de cette salle rudimentaire, les infirmières se fixent sur les plaques de céramique blanche, elles semblent glisser, légères, mais c’est une illusion qu’elles chevauchent en réalité. Cependant, nous sommes habitués à ces cordons autour du cou, il faut toujours rassurer les mamans, rassurez-vous madame c’est tout à fait normal, la sage-femme glisse son doigt sous le nœud qui s’est formé sur le cou, lâche l’étreinte et l’enfant sort, peut-être un peu contusionné mais indemne ; mais cette fois l’enfant est immobile et Anne, la sage-femme, sait que quelque chose ne va pas, la maman souffle plus fort et crie vers le ciel, l’infirmière lui dit de se calmer, tout va bien, les curseurs remontent mais tout va bien , Sarah se mord la lèvre et pousse, le bébé repart sur ses rails, la sage-femme regarde ce cou qui l’inquiète, le père, Antoine, transpirant abondamment dans son costume moulant, tient vaillamment la main de sa femme. Sarah pousse à nouveau et la sage-femme ressent quelque chose. Allez ! elle sait qu’ils ont une poignée de minutes pour retirer le cordon du cou, qui est toujours hors de portée. Sarah hurle, le supérieur ouvre la fenêtre, qu’il fait chaud, Paul crierait s’il pouvait, à quoi bon sortir si c’est pour ce ciel triste et ce soleil l en céramique il était pas trop mal dans le liquide amniotique, baigné dans le l’eau profonde, d’où il est déjà expulsé, et le ruban avec lequel il aimait jouer est enroulé autour de sa tête, qu’est-ce qu’il va en faire, il glisse quelque part, il a r fait mal sans même le savoir, c’est, une main le saisit, ce qui ne fait qu’accentuer maladroitement la pression autour de son cou, son petit corps se resserrant, le cordon peinant à l’alimenter en sang oxygéné, la circulation se coupant. éteint, le cœur bat fort pour pomper le sang rare, les poumons cherchent quelque chose qu’ils ne connaissent pas. Le toit est beige, les murs blancs, les rues calmes de cette colline surplombant la ville, dans la pièce qui manque décidément d’aération le rythme cardiaque s’accélère, sauf pour le bébé qui s’arrête.
Mais personne ne le sait pour le moment et nous continuons à pousser, à encourager, à tenir bon, à espérer. Enfin, dans un ultime coup de semonce, la future mère encore, mais encore à mi-chemin, offre sa tête sans couronne à Anne, qui s’empresse de soulever le cordon et de le couper. L’enfant sort. À ce stade, il n’est plus violet, il est gris-noir pâle ; le père recule quand il voit la chose. Anne tient l’enfant dans ses bras, la tête enflée dans sa paume droite, puis, sans le tourner une seconde vers la mère, elle court et pousse violemment la porte battante, remonte le couloir, tourne à gauche, elle court , mais elle manque de pratique, elle pousse malgré tout la porte devant elle, son cœur s’est arrêté, elle pleure, Clément c’est à toi. Le grand type, blouse blanche et cernes, attrape le bébé, il sait qu’il a trente secondes devant lui, pas plus, c’est son boulot, il fait ça toute la journée, une fois sur trois ça va à la morgue, ses mains sont précises , rapidité, efficacité sans pareil, Anne souffle sur le côté, l’enfant est déjà sur la table d’opération. Clément place la plaque C1, la plus petite, sur la poitrine du nouveau-né, il appuie sur le secteur, bam, le corps frêle se soulève, deuxième choc, quel choc pour un tel oisillon, on entend un son. Anna s’approche. Il n’y a pas un cri, pas un gémissement, à peine un son, mais cela vient de l’enfant. Clément dit de prendre un peu de recul. C’est là qu’il faut être. Personne ne bouge. Une seconde. Par eux. L’air est humide. Clément Carlier voit, par la position du nouveau-né, qu’il est retourné dans les limbes, mais il est payé pour sauver des vies, alors il remet en marche la machine, c’est une manivelle reliée à un écheveau de câbles, une nouvelle machine nous avons reçu le journée. après la trêve, Anne r retient son souffle, le bébé est maintenant bleu nuit, il est déjà loin, c’est fini pour lui, ça aura été une très courte expérience sur terre, on va le jeter dans la fosse à chien, où nous avions empilé t up tous les coups et mutilée par la guerre, Anne approche, il va falloir l’annoncer à sa mère, élever son père, ils vont repartir sous les platanes fleuris vers leur petite vie, leur appartement avec le murs blancs, leurs meubles sans éclat. Clément baisse une dernière fois la manivelle, pour l’honneur. C’est fait. Il approche. Un cri rauque et ténu, comme un salut, s’élève du corps brisé. Il pose sa main sur sa poitrine. Le cœur bat. Clément prend l’enfant dans ses bras, le regarde. Son corps se contracte, tend vers quelque chose, la respiration reprend. Ce gamin est un guerrier.
Anne retourne dans la salle d’accouchement. La mère tend les mains vers la chose qui rosit lentement. Le père, qui a passé une dizaine de minutes dans les sphères, vient de rentrer. Il se précipite vers l’enfant. Anne et l’équipe échangent des regards. Ils savent que c’est un miracle. Cette inspiration désespérée, ultime souffle d’air qui emporte la pièce dans un sens ou dans l’autre, vers le ciel ou l’abîme, l’enfant la lança comme un réflexe, un dernier élan de vie, qui l’eût tout aussi bien emporté ailleurs, à l’intérieur, si la bouffée n’avait pas atteint son but. Mais le voilà, les mains qui reprennent vie, les pieds qui se tortillent au ralenti, c’est toujours aussi humide dans cette salle de la clinique de la Croix-Rousse, mais on respire déjà un peu mieux. Sarah se tourne vers Antoine, le regarde, le regarde. Dieu qu’il est laid. Je sais que tu le penses aussi et tu souris et je souris oui il est terrible mais il est vivant.
Cette mort, Paul ne porte aucune marque au cou ni ailleurs, il en est sorti sain et vidé, mais il la porte comme une légende familiale, un mythe original qu’il affectionne. Sa mère lui racontait souvent l’histoire, variant les détails, la ficelle toujours plus serrée et la renaissance plus glorieuse. Le drame a fait son effet, nous avons souvent retenu nos larmes, nous avons haleté avec le bébé. Le père, en revanche, est resté allongé par terre, riant et cherchant de l’attention, tandis que tout ce qui l’entourait menaçait de périr. Sarah a terminé avec l’instinct de vie du petit, quelle histoire, répéta-t-elle en posant sa main douce sur sa joue, quelle histoire et te voilà.
Paul pense à sa mère et à sa naissance, qu’il aurait oubliée sans le mythe, lorsqu’il s’assied au comptoir de ce bar de la 14e rue, au coin d’Union Square, à New York, où il a vécu quelques mois. Les rues crépitent comme tous les jours. Paul observe la danse, petits pas et grands pas. Il habite un peu plus bas, dans l’East Village, un des appartements loufoques et insalubres qui s’y répandent. Tout est par terre, les vêtements, les disques, les livres, les disques, et les gens s’assoient là, à proximité, partout où ils peuvent.
Nous sommes en 1974, Paul Maleval a vingt-sept ans. Comme presque tous les jours, il s’assied à cette table patinée et s’enveloppe des fumées de tabac froid. Il est tôt, à peine 11 heures, ils sont encore en train d’enterrer les corps de la veille. Paul souffle sur son café et pense à la journée à venir. D’ici on ne peut que sentir le tumulte extérieur, la tendre lumière du matin et le ballet des passants s’arrêtant devant les rideaux de velours tirés en travers de la pièce, dans un coin le billard troué par endroits, la queue orpheline là sur le côté, et derrière un juke-box très stupide du coup. Paul se concentre. Il se vide avant de remplir son être de tous les sons et de toutes les vies dont cette Babel déborde. Le serveur alerte, n’appréciant pas sa tasse vide, la remplit avant d’avoir pu faire le moindre geste. Il lui sourit, il sait qu’il ne pourra rien manger ni boire jusqu’à ce soir, ce café était déjà un caprice pour beaucoup. Paul observe le tableau parsemé de signes cabalistiques, de déclarations d’amour et d’obscénités diverses. Il a douze dollars en poche. Il vit dans la Reine des Villes. Il se réveille. Il se sent plus libre que jamais.
Toute la journée, il est rempli des sons de New York. Tout résonne à ses oreilles, du klaxon au roulement de paroles du kiosque, toute la musique et toutes les langues, l’hindi fait tourbillonner les voix dans les oreilles, l’espagnol colore l’air, la rue anglaise, le split russe, l’italien le tire dans sa danse les écoutilles sont grandes ouvertes et tout rentre.
Alors qu’il traverse la Deuxième Avenue, une mélodie discrète et lointaine l’arrête. Il y a à peine une harmonie, quelques sons qui se détachent du vacarme général, quatre notes cristallines, mais elles se sont glissées en lui. Paul fait un pas vers le magasin. Il n’y a pas de retour possible. Il les connaît, ces notes. Dans sa tête, ils ont toujours dansé.
L’allée de sycomores est juste sous le ciel. Mère et fils jouent avec les ombres mouvantes des branches. Ensuite, la mère le met dans le landau et marche dans l’allée. Le frère avance de quelques pas.
L’enfant prend une forme humaine chaque jour. On l’appelait Paul, c’était vrai pour Verlaine comme pour le Nouveau Testament, pour Antoine comme pour Sarah c’était parfait. Paul est un enfant solaire, qui s’étire, sourit, bat des pieds. Chaque matin, il retrouve son frère aîné, Jérémie, passant lentement ses doigts sur son visage. Paul se couche près de la fenêtre de l’appartement, celle qui donne sur la montée Saint-Sébastien, il regarde les passants, qu’il ne distingue pas encore, mais semble observer, c’est déjà bien.
Le monde est alors une immense pâte, malléable, offerte. Tout est devant lui, inaccessible mais là, disposé sur des plates-formes tout aussi vastes et désirables. Paul babille, son désir est pur et infini car sans objet, sans levier, sans crochets – les siens, qu’il n’appelle pas encore mains, bougent à quelques centimètres de sa poitrine, tout le reste est flou, derrière, miraculeusement surgi depuis le sol. Sa curiosité et sa soif du monde ne connaissent pas de limites.
Nous sommes au milieu du 20ème siècle, sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon, France. C’est un bout du monde comme les autres, bleu mouillé et couvert de givre. Les jours se détachent à peine les uns des autres, formant des blocs secs, froids et épais. Un quartier en pente est un gage d’aventure, il y a un sens et il y a des passages, et Antoine Maleval l’aime pour ça. Il grandit dans la campagne bressane avant d’arriver à dix-huit ans sur les bords du Rhône, dans une chambre délabrée donnant sur une impasse. Il a gravi les escaliers de la colline avec Sarah il y a cinq ans. Ils ont d’abord vécu sur le plateau, rue Villeneuve, avant d’emménager dans cet appartement de la Montée Saint-Sébastien, deux chambres aux murs blancs et au parquet, un salon, une cuisine plongés dans le froid hiver comme été, ils s’y sentent bien , derrière la grande lampe du salon, il y a un crochet de figurines de Polynésie, une bibliothèque de livres d’aventures, polars et romans russes de la fin des années 1800, des fleurs éparses. Sarah connaît le placement des choses, le mouvement qui doit circuler dans les pièces, elle le construit en opposition au chaos absolu qui régnait dans la maison de ses parents, à Graz puis à Vienne, où elle a grandi. Arrivée à dix-neuf ans à Lyon, dans la solitude et le vent glacial du quai n°2 de la gare de Perrache, un jour d’avril, elle n’en est plus repartie. Elle a commencé à travailler au lycée Louis-Pasteur, enseignant l’allemand à des garçons en uniforme et chaussures luisantes, qui écoutaient la langue de l’ennemi tout en rêvant d’impératrices en jupons et de vastes prairies sous la lune. Elle a erré dans les rues de la ville pendant la journée, promettant des avenirs multiples et productifs. En buvant une bière un soir, dans un bistrot enfumé du Vieux-Lyon, rue Lainerie, elle rencontre le pianiste qui jouait tous les week-ends de 21h30 à 22h30, bière et pause cigarette thé, puis finale de 23h à minuit, éventuellement un peu plus longtemps si la foule était en forme. Antoine Maleval a les cheveux bruns raides et les mains plus courtes que prévu, mais ils glissent si gracieusement et doucement sur les touches blanches et noires que Sarah hésite au troisième verre – et pourtant elle sait tenir la distance. Sa voix est profonde, ses mouvements précis, il porte une veste en tweed vert qui ne lui va pas du tout, mais le sourire qui suit dans ses coins pourrait indiquer qu’il s’en fiche ou qu’il le fait exprès. Antoine se met au piano, Sarah et ses amis réservent une nouvelle tournée, et c’est la neige qui tourbillonne autour d’elle, les flocons précis et épais de son enfance, passée dans le champ et à la fenêtre à écouter les concertos pour violon de Mozart. papa mettait le tourne-disque, son frère, sa soeur et elle préparaient le poêle à bois et papa mettait le concerto pour piano numéro 19 ce soir, les flocons de neige s’arrêtent dans l’air, tout revient aujourd’hui sous ses mains légères, coton sous la pluie, rivières perdues, sa famille est quelque part, loin d’ici, elle veut du neuf, mais l’ancien est là, ce qui la bouleverse soudain, elle prend un verre.
Sarah revient au bar une semaine plus tard, le pianiste est là sur un tabouret recouvert d’une fine couche de velours, il aperçoit une rivière plus loin, ils vont dîner ensemble un soir dans un de ces embouteillages si patinés par le temps que « Il regarde sortir d’une boîte de sardines, dans un geste qui surprend même elle-même, elle lui prend la main, elle se sent seule et le vin a des accents de mûre, l’autre main serre la sienne.
— Cette note me rappelle toujours le soleil, je ne sais pas pourquoi.
Elle le regarde. Elle comprend ce qu’il dit.
Quand l’ennemi politique de l’atavisme devient l’adversaire décisif, Sarah Neubauer doit quitter le poste. Les jours de 1940 s’en vont comme des raisins amers, 1941 c’est encore pire, elle trouve enfin un poste d’enseignante, mais cette fois en français, le sien est parfait, les enfants par terre sont boueux, l’angoisse coule comme l’herbe sur les trottoirs en pente, mais ses soirées et matinées avec Antoine sont toujours d’une douceur surprenante, ils rient, ils détaillent les gouttières et le ciel, ils jouent du piano, ils chantent des chansons tristes et absurdes, ils lisent ensemble, les pieds sur le radiateur, dégoulinant en rythme, plop, plop , Stevenson les prend et le plop les ramène, ce sont des jours graves pour le monde, mais faciles pour eux, ils n’expliqueront jamais pourquoi, comment, alors que l’immeuble est en feu, ils arrivent à vivre et à s’aimer, c’est fou – le combat et la guerre, qu’ils suivent, qui les désespèrent d’ailleurs, leur donnant courage et rapidité, le mal qui les guette leur ordonne de se tenir debout, d’espérer dans la nuit, et d’attendre le bon moment pour attaquer. Antoine a grandi dans une famille de paysans rouges d’inertie et d’habitude, et Sarah dans une famille de protestants viscéralement républicains. Ils connaissent leur camp. Leur heure viendra. Pendant ce temps, ils rallument le feu crépitant du salon et rêvent d’îles violettes perdues dans les brumes.
Paul articule mal, mais son bras tendu indique clairement des hérons ruisselant sur l’eau du petit lac au centre du parc de la Tête d’Or.
Antoine se coupe la moustache, se taille la barbe et part chercher du travail. Le piano bar commence à bien marcher, il se couche tard et ivre, une odeur de tabac froid enroulée dans sa veste et sous sa peau, il aimerait passer la soirée avec Sarah, Paul et Jérémie, pour avoir le temps de composer, sa tête est pleine d’airs, mais il est incapable de les saisir, de les plaquer au sol, de les fixer sur un bâton.
Les choses flottent et vous ne les voyez pas.
Paul a deux ans et demi, il court de long en large dans l’appartement devenu trop petit pour lui. Il suit toute la journée la tête blonde et rieuse de son frère, c’est son essieu de blé, ils grimpent aux arbres, ils courent dans le chemin. La ferme familiale est un territoire qui se plie et se déplie, ils ne vont jamais loin, mais cet espace, aussi limité soit-il, est pour eux un terrain de jeu sans fin. L’odeur qui règne dans la grange, mélange de fumier frais et de bouse de vache, de foin et d’animaux nourris, les enivre. Jérémie le prend par la main et c’est la grande vie à l’intérieur.
Partout des sons cristallins pénétrants, des éclats de verre dans l’oreille.
Paul court sur les lattes dans le couloir et s’arrête brusquement. Il a entendu le son annoncé, il sait que l’heure approche. La main de la mère a déplacé l’aiguille. Il y a toujours un moment de silence, comme suspendu, devant. La lumière de l’extérieur pénètre dans son œil droit. Il ne connaît pas le nom de ce que sa mère met sur la boîte en bois habituelle. C’est une chose ronde et tournante. Sa mère se met aussi à ronronner. Il voit les pas dans la neige, le petit balcon qui surplombe la place gelée, il entend le piano s’enfuir, Paul fait un pas, sa mère danse, il est en jupe, il retombe sur le tapis, le piano est gelé, le fleuve blanc et noir, il est là, dans le salon, il ne partira pas, la mère dansera toujours, et le piano, le piano tourne. Les premiers jours sont des pailles épaisses dont nous ne nous réveillerons pas, nous y vivrons pour toujours, c’est sûr.
Paul le vivra toujours au présent, l’entendra au présent, l’écrira dans l’instant. Il ne déteste pas les autres temps, mais il ne sait pas les utiliser. Une histoire vieille de dix ans, il la racontera au présent comme si elle se déroulait sous ses yeux. Il en sera de même pour l’avenir, puisque tout est là, partout et en même temps.
Paul apprend quelques années plus tard que ces notes des premiers jours sont les concertos pour piano de Mozart, peut-être les numéros 9 et 21, les nocturnes de Chopin, la joie de Vivaldi. La mère les a emmenés avec elle un jour dans la valise et les voilà qui reprennent vie sur ce tourne-disque – c’est ainsi que s’appelle ainsi la boite en bois brut, il l’apprend aussi là un jour de mai comme les autres – et ils tournent et portent vers des terres de neige et de cathédrales plongées dans la nuit. Autour de lui les façades pastel de la Mitteleuropa qu’il cartographiera plus tard, au milieu desquelles sa mère a grandi. Il entend les voitures heurter les pavés tordus, le souffle chaud des chevaux, le bruit des passants enveloppés dans de longs manteaux de vison – on exagère peut-être, il n’entend pas tout ça, mais plus tard c’est bien qu’il associe des arabesques par Mozart et les parfums de Vienne, les costumes et les pavés, le chocolat chaud dans de grandes tasses en porcelaine. Et il aura raison car tout cela plane déjà derrière la folle valse des touches, et soudain la clarinette apparaît, la flûte, le chant et les rennes sortent
galope à travers la forêt, et la mère de Paul danse là, le disque tourne et le monde est avec lui.
Paul est un garçon rieur, insouciant, facile, traversé de nuages qui s’évaporent aussitôt. Il entend autour de lui des choses qu’il sait maintenant identifier, les gros pneus des petites voitures qui peinent à monter, les lourds sabots des chevaux qui heurtent le trottoir, la glace qui craque, les portières qui grincent. Le temps est long, épais, juteux comme le fruit qu’il fourre en bouche. Aucune question n’habite son territoire. C’est où, moi, toi mais non pourquoi, ils ne lui sont d’aucune utilité dans cette pièce.
Paul pose une main sur le bord de la table ronde sur laquelle repose le globe, il observe le cercle, les fines rainures qui sillonnent le disque, l’aiguille qui trace le sillon entre ces lignes, et il voit les tons, un – celui-ci est rouge vif et l’autre jaune canari, ils se succèdent rapidement et Paul observe que les murs changent de texture au fur et à mesure, les formes se succèdent comme si elles étaient projetées dans l’air, le violon lance des étincelles dans le pizzicato, et Paul voit des teintes , les aplats, les dépressions, ce ne sont pas seulement des sons qui flottent et se cherchent dans l’air, ce sont aussi des dessins précis, des couleurs qu’il ne choisit pas, qui s’imposent, le timbre, la voix, la netteté le décident, et sur le mur du salon des cavalcades furieuses se déploient sur la belle lumière de ce mois de juillet, des danses légères et des valkyries, des poupées devenues folles ou des rideaux de pluie dont les ombres se déchaînent. Ainsi s’établit le monde de Paul, dans une parfaite normalité, nos délires et nos excentricités s’imposant à nos yeux avec autant d’évidence que l’air que nous respirons.
Des formes se dessinent à longueur de journée, des balançoires de rires rouges cassent du gravier dans les chaussettes et font mal partout et un, deux bras et jambes, pouah, des mouvements baignés d’une lumière oblique, ricochent sur les trottoirs. Un tel afflux de textures et de figures dans un si petit corps, que dire sinon que c’est puissant et que ça ravage tout, et Paul pleure parce que le puits déborde, il vit de débordements et de déséquilibres, glissant entre les meubles. Au fait, nommons-les, car ils contiennent alors le monde entier : armoires en pin, étagères en bois brillant, cuisinière, four, coffre au trésor, tabouret, piano noir, placard, évier et table basse.
La percée dans le monde est donc celle-ci. Bien sûr, tout se joue là-bas, dans ce fin tissu de sentiments et d’égratignures, mais nous n’en saurons rien, car Paul lui-même luttera toute sa vie à essayer de séparer ce qui est venu d’ici et ce qui s’est tissé là-bas; de toute façon, pense-t-il enfin, assis au bord de sa vie, nous ne serons jamais nos propres procureurs.
Stille Nacht, heilige NachtAlles schläft, einsam wachtNur das traute hochheilige Paar.Holder Knabe im lockigen Haar, Schlaf in himmlischer Ruh!
La chanson monte dans une note aiguë et déchirante, est-ce un A ou un F, Sarah le sait, mais n’y pense pas, car la note remue quelque chose en elle, debout là dans ce chœur, à côté de ses congénères en jupes , les jambes secouées par le froid du temple qui ronge leurs os. Sarah Neubauer a onze ans et on ne la laisse pas mettre un pull, sa voix doit s’élever soulagée de tout poids et sans encombre, le pasteur reprend sa prédication, il porte une grosse moustache et une toge noire, c’est son père.
Stille Nacht, heilige NachtGottes Sohn, o wie lachtLieb’ aus deinem göttlichen Mund, Da uns schlägt die rettende Stund ». Christ in deiner Geburt ! Christ in deiner Geburt !
Sarah, cheveux noirs bouclés, visage rond et harmonieux traversé d’un long sourire, chante. Sa pure voix d’adolescente s’élève le long des pierres de la Kreuzkirche, l’église protestante en bordure du Volksgarten. Elle sent la colonne d’air se remplir, la note surgit sous son nez, elle ferme les yeux. Tous les choristes font de même, l’église plane sur la ville, tout est calme et blanc, Sarah continue :
Stille Nacht, heilige NachtAlles schläft, einsam wachtNur das traute hochheilige Paar.Holder Knabe im lockigen Haar, Schlaf in himmlischer Ruh!
Sarah vit une enfance heureuse dans cette maison jaune aux tuiles lumineuses, à Graz, dans le sud-est de l’Autriche, entre un grand frère turbulent et une petite sœur rieuse, elle est le ciment qui maintient debout cet immeuble branlant, la fine couche de sol qui équilibre le chaos. Mais la raison ne lui est pas plus naturelle qu’à ses parents, ses émotions montent à chaque minute, qu’elle doit sans cesse contenir car elle sait qu’elle a une mission. Ses parents font de grands gestes de bras pour calmer les ardeurs de l’aîné et les excès du petit, mais rien n’y fait, personne n’y croit. Le père, Rainer, qui aspire au statut de pater familias respectable, est le curé de ce quartier du centre-ville d’une dizaine de milliers d’âmes. Sa culture est vive, son esprit alerte, il manie l’humour et la joie, toutes choses qu’il se réserve et dont il souhaite être le seul propriétaire. L’arrière-cour est vaste – les Lieder de Schubert, les poèmes de Goethe, les peintures de Raphaël et les messes de Haendel – mais c’est la sienne, on ne peut s’en approcher sans mal.
Son territoire contient tout ce qui brille et même le quotidien, pourtant l’incarnation du prosaïque, qui ne peut être ni lu ni touché, le matin, par d’autres mains que les siennes. Il a droit, en tant que père, à la primauté de l’information, quelle qu’elle soit, il doit d’abord la lire car les nouvelles périmées ne valent plus rien.
Seule la Bible est autorisée à voyager de main en main. Plus il est lu, plus son rôle est renforcé. L’exemplaire de Rainer est imprimé sur du papier in-folio supérieur, si délicat qu’il a besoin de gants pour le manipuler. A défaut, il pose l’objet sur sa table de peuplier, dans la petite alcôve à côté de la bibliothèque, il s’assied sur le prie-Dieu recouvert d’un drap blanc aux bords fins, il ouvre l’Ancien Testament et se jette dans la grandeur. Tous les murs de la maison doivent être tendus vers son bureau. Si quelque chose tremble ou s’agite, sa descente sera troublée, sa hauteur alourdie d’un poids irréparable.
Sa femme, Rosa, est une âme ensoleillée et légère qui, sous des jougs successifs, n’a pu se déployer comme elle le devrait. Son rire fait trembler les murs, mais on lui dit de se taire, d’essayer de contenir ce gamin qui gâche tout.
Sarah navigue avec aisance sur ce chalutier turbulent. Elle assume déjà, comme sa mère, que son rôle sera de soutien. Elle se sent en sécurité dans cette position, ce qui lui laisse de la place pour développer sa passion.
Nous sommes en décembre 1931, Sarah se tient debout dans l’encadrement de la porte d’entrée du temple protestant. Comme toutes les filles, elle a le droit, voire le devoir, de participer à la chorale paroissiale, qui le dimanche, entre les sermons entrainés de son père, chante les airs de Bach le long des pierres et les chansons populaires nées dans le pays voisin. les montagnes ou celles du croissant fertile.
Sarah a le droit de chanter car les femmes ont été dotées d’un organe soyeux, de cordes vocales délicates, à l’image de leur corps. Le reste est réservé à la coupe. Dans l’ombre, cependant, Sarah se prend de passion pour les nocturnes de Chopin, qu’elle joue sur le piano droit du salon. Elle tourne la petite manivelle pour couper le son, s’assoit sur le tabouret usé et essaie de répéter ce qu’elle a entendu ce matin-là à l’église.
Mais ici comme ailleurs, Lieder et concerts servent avant tout à exercer un pouvoir, à inclure et à exclure. La musique est le domaine d’élection des grands hommes blancs adultes qui connaissent déjà et n’apprendront plus rien de ces tambourins. Sarah n’a aucune ambition à faire ou à devenir, tout ce qui est réservé aux grands compagnons à la peau cireuse. Elle veut simplement être, et cela lui semble déjà beaucoup.
Et puis elle lit. Partout, tout le temps qu’elle trébuche sur le tapis, elle s’empale presque dans le bus scolaire, il y a toujours un livre entre elle et les choses. Ses parents lui disent de les laisser se reposer sur la petite table de chevet, tu lis déjà beaucoup trop, ça fait mal aux yeux.
Puis la nuit, quand tous les feux et les âmes sont éteints, elle monte à tâtons et s’approche du bureau de son père. Elle tourne la poignée avec un soin infini, s’approche de la bibliothèque, pose un pied sur la petite échelle en noyer. Là, devant elle, les trésors des siècles. Des noms brillent sur les couvertures, qu’elle chuchote dans sa tête : Heinrich Heine, Fedor Dostoïevski, Jane Austen, Honoré de Balzac, Charles Dickens, Friedrich Schiller. Danse du monde.
Elle saisit délicatement le volume intitulé L’Idiot, descend et s’assied dans le fauteuil en cuir de son père recouvert d’une peau de mouton. Elle le remue un peu d’avant en arrière, sans un bruit, puis ouvre le livre. Sarah est immédiatement immergée dans cette voiture qui suit la route entre les pins, devant un homme au visage sombre et un prince. Ils parlent, elle les écoute. Le vent souffle contre les fenêtres.
Rogozhin demande au prince Myshkin d’où il vient, quand Sarah sent une main se poser sur son épaule. Elle tressaille. Derrière elle, son père sourit. Sarah est déjà debout, les pommettes rouges, tremblantes. Je voulais, je, je ne pouvais pas dormir alors. Ce n’est pas grave, dit le père, vas-y. Sarah se redresse lentement. Elle ouvre à nouveau le livre. Voulez-vous me le lire? demande le père. Sarah reprend l’histoire d’une voix plate. Dans le train, les yeux de Rogozhin flamboient. Une femme aux silhouettes fugaces vient monter dans la voiture. Le prince Myshkin chuchote quelques mots à l’oreille de Nastassja Filipovna, dont la robe flotte autour du samovar. Et puis Rainer pose à nouveau sa main sur l’épaule de sa fille, et dans cette étreinte, douce, ferme, Sarah ne distingue pas l’amour de la colère.
Stille Nacht, heilige NachtAlles schläft, einsam wachtNur das traute hochheilige Paar.Holder Knabe im lockigen Haar, Schlaf in himmlischer Ruh!
Paul chante le même chant, vingt et un ans plus tard, sur les genoux de sa mère, qui n’a plus froid, et le même calme passe sur lui, le même mystère aussi, pourquoi les choses coulent ainsi, pourquoi toutes ces lumières dehors et les facettes sapin, pourquoi le cadeau sous la cheminée et la pureté de ce chant ? Paul a mis les grosses chaussettes rouges et blanches, il sait faire tout seul maintenant, les cheveux se bouclent sur sa tête, le père s’assoit au piano pour prolonger l’air qui monte du grand rond noir, les deux enfants se jettent sur le sapin qui leur pique les jambes, il n’y a pas d’heure, pas d’hiver, pas de point tracé sur la grande roue.
Antoine fait chavirer le piano, tire les soixante-quatre touches pour swinguer, le fox trot, il fait le pitre pour ses fils, ralentit soudain dans le tango, puis lance sa voix grave dans un blues, tout ce qu’il apprend à longueur de journée les enfants de la bourgeoisie, entre les remparts d’Ainay et la place Poncet, sur les tapis contemporains il essaie de ne pas appuyer ses chaussures, gammes de sol et de ré, arpèges imbéciles, les étudiants cherchent ailleurs, ici rien à faire, pas de vie, déjà en ce sont les mains des enfants, alors aujourd’hui à la maison, ce 24 décembre, Antoine lance les chevaux, Paul sur une cuisse et Jérémie sur l’autre, et il chante comme un Castafiore, et Sarah rit, et tout le monde s’affaire dehors car c’est l’heure.
Mais la parenthèse enchantée ne dure pas longtemps et les journées redeviennent vite dures et piquantes, on ne semble jamais avoir besoin de sortir de la torpeur ; tout recommence, mais l’industrie lyonnaise repart au galop, les paillettes de soie sont restées au placard, le nylon les a remplacées, nous sommes depuis des années au milieu de l’histoire de l’après-guerre, lavées des scories de la guerre, nous avons tous été héroïques, allons de l’avant doucement, progrès, modernité. Sarah enseigne désormais sur le plateau de la Croix-Rousse, dans une institution catholique (si son père le savait) qui sent bon l’oignon frais et le genévrier, Antoine va de maison en appartement spacieux, et rentre rapidement chez lui composer sa grande œuvre. , qui s’arrêtent le plus souvent, à l’heure violette, au bord des doigts. Il en rêve la nuit dans d’étranges délires dont il ne se souvient plus quand la lumière est venue. De ces symphonies folles et sublimes il ne reste rien au matin. A peine le souvenir sec de ce qui aurait pu être.
Paul a sept ans, huit ans et il découvre enfin l’ivresse dans les rues, il ne devrait pas être là mais il s’en fiche, ses parents font semblant de ne pas savoir et son frère le guide dans l’enchevêtrement colérique qui s’ouvre sous leurs pieds. Pour aller à l’école, rue des Tables-Claudiennes, mille chemins s’offrent à eux, chaque jour ils tournent le dessin. Leur préféré : celui qui, à travers la trame des traboules, des ombres en demi-teinte, des pavés nus, des silences à peine abrupts, des tunnels, des contes de fées, des rats et des enfants terribles, mène de l’autre côté du miroir. Qui a eu le génie de percer ces travées entre les cours, les rues, les immeubles ? Paul a déjà décidé qu’il veut passer sa vie enveloppé dans ces odeurs de pisse et de bitume.
Paul a neuf ans et le monde entier se glisse dans son oreille : le claquement des camions à ordures, le détachement des tuiles, le craquement des chaussures sur le trottoir mouillé, le roulement des sacs de courses, le crieur public déroulant les nouvelles du monde dans voix de stentor, émeutes à Budapest, nationalisation du canal de Suez, les dirigeants des pays non alignés, Nasser, Nehru et Tito, se réunissent à Brioni.
Il y a certes le bruit énorme de l’extérieur, mais il y a surtout le tonnerre de l’intérieur, qui ne cesse jamais. Quelque chose dans la poitrine s’installe et se déploie. Quel est le tic-tac infernal, le galop agité qui l’emporte et l’accable ? Quel est ce rythme ba ba dam qui le parcourt du matin au soir ? Paul sent, encore confus, qu’il est porté par une vague plus grande et plus puissante que lui, venant de plus loin. Il vomit quelques fois, quand le sabot glisse, puis tombe, se relève, recommence. Mais il s’enfuit généralement emporté par la houle, et ne s’arrête qu’en fin de journée.
Et puis un double miracle se produit. Septembre 1957, Paul a dix ans. Son corps s’étire comme une liane, il court à genoux écorchés à travers les champs de blé et les chemins de terre. Il a un bâton en bois, sculpté, usé et feutré, personne n’y a droit, c’est le sien, il parcourt les allées comme ça, un roi immense s’appuie sur son sceptre entouré d’une fleur de lys. Lui et son frère passent l’été dans la ferme de leurs grands-parents en Bresse, à traquer les filles invisibles, les papillons moins farouches, à donner des chardons aux ânes, à chercher entre les hautes feuilles les renards orange vif. Ils rentrent en ville aiguisés comme des couteaux, les mollets aiguisés, les muscles aiguisés. Une nouvelle année s’annonce à l’école de la rue des Tables-Claudiennes, une éternité d’odeurs de craie et de pièces humides, de copains qui se croient espiègles et de professeurs gonflés de sécurité.
Un matin, Antoine, déjà en cravate, leur a dit ce soir je vous emmène quelque part. Dans la nuit meurtrie, descendant les pentes vers la place des Terreaux enveloppée de brouillard, Paul tient la main de son père. Son frère et sa mère sont derrière. Dans la rue Lanterne, une petite porte rouge s’ouvre dans une explosion de mouvement et de cris. Paul n’essaie pas de comprendre quelque chose au milieu de cette confusion ; il y a une salle, des gens vont et viennent, des verres à la main, il y a des chaises, une scène, mais surtout il y a ça : un son strident, métallique, immédiatement jaune-orangé dans les oreilles, qui tourne droit, avant de monter et descendre en spirale , et Paul se bouche les oreilles, avant de retirer lentement ses mains pour laisser couler à nouveau le safran. Tous ses organes bougent. C’est le monde entier qui entre en lui par cet escalier de notes inconnues. Le bruit vient de là. Le gars se lève, mais son corps recule. Dans sa bouche une collection de pièces dorées dont il ne connaît pas le nom, s’évasant en bas avant de repiquer en pointe – Paul a déjà vu un saxophone en images, il a entendu l’attaque sur le micro groove, mais pour la première le temps, l’incroyable pêle-mêle des formes, des clés des tuyaux et des cloches, ne font plus qu’un avec le bruit qui s’en dégage. L’objet rencontre le son. Paul ne bouge pas. Le mec souffle, d’un trait, jusqu’à ce qu’il se vide complètement les poumons, inhalant tout l’air de la pièce avant de le rejeter à nouveau. Les gens se déplacent. Paul plonge dans l’or.
A partir de là, il ne pense plus qu’à ça. Paul aussi veut respirer, il veut écouter les rafales de vent, il veut tout savoir sur ce qu’on appelle évidemment le jazz, car ce qui s’échappe et se précipite comme un sauvage a besoin d’un nom. Il trouve un magazine de jazz dans le kiosque de la rue des Capucins, mais pas un sou, alors il en fait un tube, le met dans sa veste, sort les yeux en l’air – sur le banc de Cross-Paquet il dévore des images et des textes sans rien comprendre, d’incroyables bêtises quand le souffle était si propre ; mais il y a, au milieu, des titres de disques, alors il court chez Anthony, le disquaire de la rue des Carmélites, qui le regarde comme un basset, ah désolé mon petit, on n’a rien de tout ça, et Paul boitille; les assiettes, il les imaginera. Quelque part, dans des villes dangereuses couvertes d’une couche de givre, des hommes exhalent dans des flûtes à bec, dessinent des arabesques insensées à travers les nuits, qui les rendent épuisés et raides, sans cercle, boitant sur les trottoirs le matin jusqu’à leurs misérables cabanes. La ville les avale. Paul les imagine, il imagine leur défaite, il devine leur emportement, et il s’endort comme ça.
Trois semaines plus tard, une autre illumination achève sa métamorphose. A la sortie de l’école, au coin où ils se retrouvent toujours avant de rembobiner le fil des traboules, Jérémie lui dit que nous ne rentrons pas aujourd’hui. Dans ses yeux, la petite flamme du défi et de l’excitation qu’il sait être. OK, dit Paul, et ils se dirigent vers le centre-ville.
Oh, ils étaient passés tellement de fois qu’ils avaient fini par ne plus y penser. De toute façon, nous ne pouvons pas. Plus tard, pour le moment nous n’avons pas la cour. Et puis Jérémie en a eu marre, il s’est dit on y va quand même, alors ils descendent et traversent le pont Lafayette, arrivant tous les deux devant La Fourmi, le cinéma de la rue Corneille. Paul lui murmure tu es fou, nous n’avons pas un sou, son frère lui dit attends, tu verras. Ils s’éloignent des affiches d’énormes visages bronzés qui s’embrassent, tournent le coin de la rue ; nous nous arrêtons là. Jérémie siffle, regarde le ciel, fais comme moi fréro. Ils attendent comme ça un moment. Puis la petite porte métallique tremble, les gens sortent et trouvent, un peu tremblotants, la lumière crue de l’extérieur. Jérémy et Paul glissent sur le côté et montent les escaliers vers le courant. C’est là que vient le plus dur, Jérémie le sait ; il retient du pied la porte à tambour, saisit la main de son frère ; ils entrent. Les deux grands rideaux se ferment lentement. C’est fini, les enfants, il faut sortir, dit le serveur. Ouais, on sait, dit Jeremy, on a juste besoin d’aller aux toilettes, enfin, surtout lui, il ne peut pas se retenir. Paul baisse le regard vers le sol, le serveur secoue le rideau, OK alors dépêchez-vous, ils sont déjà dans le hall, ils courent aux toilettes et se tournent au dernier moment vers la salle plongée dans le crépitement des coups de feu. Les deux frères se jettent sur les doux fauteuils de velours rouge groseille et la grande vie commence. Deux heures plus tard, eux aussi apparaissent sur le trottoir, tordus, remplis à ras bord de la fumée des Apaches, des cavalcades, des Colts de la ceinture et des canyons rocheux. Les rues leur semblent soudain bien corsetées, dans leurs teintes blanc cassé, et pourtant elles deviennent des promesses de vous. en dehors.
Un plan à deux temps vient d’engendrer un double mouvement, pour toujours : le son et l’image, la musique et les histoires. Ce qui est né naturellement dans son cerveau en écoutant les instruments vient s’incarner dans le monde physique. Soudain tout s’accorde, sons, mouvements, formes et couleurs, un cœur avide de hauteurs.
Paul fait quelques pas. Son frère n’est plus à ses côtés et des tours élancées s’élèvent vers le ciel. Il a grandi maintenant et il se promène dans New York. Il avance, pose sa main sur un poteau, en métal dur, il ne rêve pas. Il met un pied devant l’autre. Ce n’est pas possible, et pourtant s’il vit dans le film, il y a toujours vécu. La ville gronde et il avance.
Paul est en fuite. Tout est plus que jazz et crépite dans ses oreilles. D’abord et avant tout, c’est ludique, jaune vif partout et festif. Il y a dans ces airs élancés, ces folles séquences de notes, ces croisements de gammes et de rivières une joie si contagieuse que Paul en est transformé. Dès qu’il rentre chez lui, il court vers le tourne-disque, pose la grosse galette noire sur la surface plane et s’en va
Oui, M’aaam papa a le mauvais heebie-jeebies, oui
Eef, gag, mmmff, dee-bo, duh deedle-la bam
Roo-dee-doot duh-dee-dut-duh-dut
Skeep, honte, skip-bo-dee-dah-dee-dat, doop-dum-dee
Paul monte à bord d’un cargo longue distance, échange des blagues avec les prostituées dans les ruelles poussiéreuses de la Nouvelle-Orléans, serre la main des enfants aux poches trouées. Derrière les notes, Paul retrace les histoires de bandits et de saloons, de fusils et d’évasions dans le désert – et l’histoire de Louis Armstrong, dont la partition s’échappe et qui improvise les paroles de Heebie Jeebies :
Roo-dee-doot duh-dee-dut-duh-dut
Skeep, honte, skip-bo-dee-dah-dee-dat, doop-dum-dee
Cette histoire, Paul l’a lue dans un magazine de jazz, qu’il a dû finir par acheter en kiosque, après s’être fait surprendre, la main dans sa veste, avec un hors-série spécial Les Origines du Jazz, voyage au bayou. Il y en avait bien d’autres, des histoires de nuits sans lune, d’arrestations, de femmes folles et de solos sans fin.
Paul passe sa main sur les photos de magazines et les couvertures d’albums éparpillées sur le sol du salon.
Une jeune femme, soixante-deux ans plus tard, regarde les mêmes disques, assise dans une des pièces de son appartement berlinois. Elle touche les poches caressées, il y a mille mondes, par Paul, qui devine les rêves d’aventure, les mirages qui jaillissent de ces viatiques aux angles carrés. Sous ces parties délimitées de la réalité, Chiara proclame l’infini, passant et croisant la fine surface de ses doigts sur le chapeau de Thelonious Monk et le visage d’Apollon de Chet Baker juste avant que la vie ne l’avale. Puis elle lève les yeux et rit, une bière chaude à la main. Après tant de révolutions autour du soleil, nous revoilà. Je pose les mêmes cercles noirs sur des platines, je les croise, les mélange, je m’arrête net et recommence ailleurs, je fais tourner sans cesse les mêmes planètes sur d’autres orbites – et elle se lève juste, attrape le saxophone doré qu’elle mêle avec du lourd basse hip-hop, les planètes tournent et nous nous tenons debout.
Et Paul relance la voix d’Armstrong sur son tourne-disque, qui dimanche comme lundi le fait danser sur le tapis, le cœur battant vite, comme toujours, c’est ce qu’il sait faire, tout l’excite, tout l’émeut.
pa pa pa pa pa pa pa pa pa pa pa pa
Vous ne savez jamais si c’est normal ou pas, ce moteur là, qui s’en va à toute allure; Paul l’assimile aux joies, aux surprises, à tout ce qui le conduit jour après jour et le mêle à ce voyage étrange et épique auquel il ne comprend pas grand-chose.
Paul se demande pourquoi ce cœur bat si fort. Est-ce le batteur qui a décidé que s’immerger dans ces morceaux faisait fondre son cœur dans leur rythme vif et dissonant ? Quand il essaie de se souvenir, il ne trouve que ce rythme effréné, partout, tout le temps, et dans tous les sens.
« Ce type là-bas est le batteur », lui a dit son frère en désignant la couverture de Live at the Village Vanguard d’Elvin Jones. Il est le maître du jeu. C’est lui qui fixe les règles de l’histoire. Les autres n’ont qu’à le suivre.
Paul se tient devant le tourne-disque du monde, dans le salon de son enfance, et la cavalcade de son cœur rencontre son double, son équivalent, son cavalier : le galop des tambours, une étrange collection de cymbales, de boîtes et de pédales sur qui tambourine un cheval diabolique monté sur ressorts, et qui gigote et pleure et emmène le monde avec lui, prend le nom de Max Roach ou d’Art Blakey, peu importe, ce ne sont que des incarnations fugitives d’un Chronos fou, je suis le fois et le temps est une maladie incurable, dit-on à chaque coup de poing, mais je n’arrêterai pas de taper avant de l’avoir apprivoisé, je le forcerai à revenir à l’arrivée, au prix de courses désolées, il veut ma peau, bien sûr, toujours, il veut ma peau, mais j’irai quand même et mènerai la danse.
Le soir, Paul est allongé dans le lit superposé, son frère dort en bas. Les tribunes sont en bois, il y a des affiches d’athlètes tout autour, devant ses yeux il y a de la danse.
Ba bam ba bam pi ba bam ba bam pi ba bam
Cet animal en cage dans la poitrine galope, comme toujours, mais il déborde.
Ba bam ba bam pi ba bam ba bam pi
Il inspire lentement, relâche par le nez, pose ses doigts sur une narine, inspire tout l’air par l’autre,
placez votre index sur l’autre narine, détendez-vous.
C’est un peu mieux. Il continue. Pour
pointe acérée en plein dans la poitrine il serre les dents en retenant le cri.
Sur un autre lit, dans une autre vie, Paul repose dans le grand blanc. Les médecins vont et viennent, ce qu’il ne voit pas. Un des cardiologues vient d’expliquer à Paul ce que veut dire souffle, diastole, systole – d’un côté le cœur se dilate et se remplit de sang, de l’autre il se contracte et libère du sang dans les artères, ce n’est pas compliqué, sauf que dans votre cas, il fonctionne modérément. Paul regarda le médecin d’un air absent. Qui a ensuite dressé un brillant diagnostic de sa situation actuelle. Paul Maleval flotte à l’écart de toutes ces paroles qui lui sont offertes, comme une bénédiction médicale, il se faufile entre de lentes pieuvres aux mille tentacules, libérant de l’oxygène par les narines. Un cachalot de quinze mètres de long passe lentement devant lui, dans un souffle. Le médecin conclut en se tournant vers Paul pour s’assurer qu’il a bien compris, oui oui, avant de revenir sur d’autres patients fascinants aux complications sournoises. Paul ferme les yeux et plonge plus profondément.
En lui est un
des flammes aux couleurs incertaines et emmêlées, comme le sait Paul. Il est sauvage, fougueux, rebelle ; c’est un enfant perdu sans les bras de sa mère. Il est violent, extrêmement doux, il ne croit à rien, il croit à tout.
« Vous deux, arrêtez-vous une seconde, dit Sarah. Il est aussi parfois nécessaire de se laver dans une baignoire.
Les deux frères sont inséparables, ils courent sur les lattes du parquet jusqu’à ce qu’ils éclatent de douleur, ils se moquent de tout, rien n’a une existence assez stable et solide pour leur résister.
Au milieu de l’hiver, ils fabriquaient des traîneaux avec des sacs en plastique à la ferme. Ils prennent tout l’élan possible et se lancent du haut de la côte, ils glissent à toute allure sur leurs fesses, traversent le potager, glissent dans la cour, défoncent le mur du fond, prennent la route, évitent un camion, percutent le fossé.
Paul est excessif, anxieux, passionné, polyvalent, ultra-sensible, obsessionnel, visionnaire, indifférent, impatient, lunaire – oui, c’est beaucoup, mais nous avons dans nos bagages tous ces adjectifs discordants, dont les lacunes nous font. S’il le perçoit, dans les premières années, comme une boule inextricable de courants contradictoires, cet écheveau devient vite son pilier, son unité. Être tout et son contraire lui semble un mode de vie intéressant. Paul se tient là, Lyon 1959, Paris 1967, Manchester 1979, Paris 1996, Cap Corse 2020, et sa silhouette est figée dans ce déséquilibre constant, cette marche en douze temps qui le secoue d’avant en arrière. Il l’a compris tôt, il a depuis avancé jusque-là.
Ce mercredi 8 avril 1959 (les calendriers aux motifs floraux accrochés au mur nous aident à nous repérer), Paul a douze ans et il a faim, il a soif, il veut partir loin et sentir de nouvelles choses sur sa peau . Il est trop tôt pour le faire, il le sait, mais quelque chose l’étouffe soudain, dans cet appartement, dans cette vie, il en veut plus, sans que cela prenne forme.
Son véritable pilier sera celui-ci : le désir. Ce qu’il voit ne lui suffit pas, ne lui suffira jamais, il le perçoit déjà comme une malédiction et comme un moteur – satisfaction qu’il ne trouve pas, ni où elle se trouve, et c’est beaucoup. Il ressemble déjà à un chien rebondissant le long de la route, langue pendante, un peu ridicule.
Pourquoi voulons-nous comprendre quelque chose à propos de Paul de toute façon ? Pourquoi lui, et pourquoi nous ? Peut-être finirons-nous par le savoir, et encore. Mais on pourrait peut-être déjà établir ceci : quelque chose semble s’être joué en lui qui mérite notre attention. Une vie est autosuffisante, seule, connectée, expérimentation unique, mais aussi tout ce qui s’y lie, s’y joue, et dépasse largement son cadre et ses frontières fixées dans le temps. Dans chaque vie, le destin de l’espèce entière se joue ; et d’ailleurs, absolument rien n’est en jeu. C’est dans cette tension qu’une existence vaut, et en cela personne n’a plus de sens qu’un autre.
Mais si on en regarde de près, on voit bien, à l’œil nu, que tant de satellites, de sons, de textures, d’amas de matière, de tourbillons, de bruits et d’éruptions se sont réunis en eux, tant de bruit, qu’ils prennent un sens différent, plus large et plus profond qu’une seule ligne dans le vide. Comment Pourquoi? Nous ne voulons pas savoir, mais nous continuons à vouloir résoudre le mystère, qui entre-temps s’épaissit.
Paul est toujours situé ici et ailleurs. Il est poreux, un pied vagabond et l’autre accroché au seul temps qu’il connaîtra jamais pleinement : le présent.
Rapprochons un peu la mise au point pour observer son visage. Le cercle tracé, qui de loin semblait parfait, s’avère légèrement ovale, harmonieusement posé sur une peau pleine et douce et un nez anguleux, surmonté d’un halo de boucles brunes aériennes et aériennes. Dans chaque œil flottent des vapeurs distinctes : à droite règne la joie, noisette et vive, alliée à une certaine malice dans l’angle de l’iris. A l’œil gauche en revanche, et peut-être par souci d’équilibre, on discerne aisément de fortes ombres de mélancolie, une inquiétude discrète mais ferme, les larges sillons séparant les fibres musculaires autour de la pupille signalant la tristesse. Mais qui domine alors avec l’œil gauche ou le droit ? Dans les mouvements de Paul, dans son appétit de vivre, ses sauts incessants d’un coin à l’autre, l’œil droit semble être aux commandes. Mais le soir, quand les bateaux voguent, poussés par des voiles noires, la gauche reprend le contrôle et touche sa cible.
Ses doigts, d’une étonnante délicatesse, courent sur les murs, les jambes du danseur sautent, le corps s’allonge chaque jour. Paul est un non-jungle creeper. Il écarte chaque jour les murs pour faire place aux jaguars et aux palmiers.
Les années lycée se passent comme ça, dans un jeu d’enfant. Il y a des histoires d’amour, des portes qui claquent au nez, des incendies éphémères. Paul n’est jamais sûr d’y croire. Il y a quelque chose dans l’indolence de la jeunesse qui le dérange. Il sent qu’il boite, comme tout le monde, qu’il cherche sa forme, son corps le lui rappelle à chaque pas. On peut trouver ce boiteux touchant ; lui-même est irrité. Il veut des silhouettes réelles, vives, définies. Il passe son bac sans révision. Il passe l’été au bord d’un lac, dans un camp joyeux et turbulent. Dans la torpeur de juillet, ses rêves sont agités. Tôt le matin, il ouvre la tente d’un geste sec, avale tout l’air qu’il peut, paniqué par la chaleur, au bord de l’étouffement. Il prend une inspiration et regarde les montagnes au loin. La journée va être longue.