Critique Vol.1 Raspoutine le Patriote – Manga

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Written By Jane Legaet

Rédactrice spécialisée dans le sommeil et la literie depuis 2012

Depuis l’émergence, début 2021, des éditions Mangetsu, qui ont lancé une collection très qualitative sur l’auteur, l’éditeur Delcourt/Tonkam a décidé de se réveiller avec Junji Ito, mangaka sur lequel il aura toujours le mérite d’avoir été le précurseur en France, avant de s’endormir dessus pendant quelques années sans pouvoir saisir à temps sa popularité grandissante ces dernières années. En un peu plus d’un an et demi, la maison d’édition historique d’Ito dans notre pays a donc réédité Spirale et Gyo, proposé l’adaptation du roman de maître La Chute d’un homme d’Osamu Dazai, et plus récemment oublié une anthologie de nouvelles au tout début de ce mois de novembre… Et dans les derniers jours de ce même mois arrive Raspoutine le Patriote alias Yûkoku no Rasputin en japonais, une série que l’auteur de cette chronique espérait aussi en France depuis plus d’une décennie, en bon fan de la première heure d’Ito.

Réalisé en 6 tomes, l’ouvrage a d’abord été prépublié au Japon entre 2010 et 2012 dans la Big Comic des éditions Shôgakukan, le magazine seinen phare de cet éditeur, ayant vu notamment la saga Blue Giant, Maison Ikkoku et My Father’s Diary, pour ne citer qu’eux quelques exemples illustres. La série occupe une place un peu particulière dans la carrière d’Ito, pour deux raisons : non seulement elle fait partie de ces rares ouvrages dans lesquels le mangaka s’est aventuré dans autre chose que l’angoisse et l’étrange (on évoque aussi, dans ces digressions, Le journal des Chats et bien sûr La chute d’un homme, pour ne citer que les titres sortis en France), mais aussi et surtout parce que c’était la première (et encore aujourd’hui la seule) série longue dans laquelle il collaborait avec un scénariste… et quoi un écrivain! Il s’agit en fait de Takahashi Nagasaki, connu entre autres pour sa collaboration avec Naoki Urasawa sur diverses séries, mais aussi pour les histoires de File A ou de l’inspecteur Kurokôchi. Bref, un scénariste habitué aux histoires historiques, aux contextes géopolitiques, aux conspirations et à la diplomatie, et ça tombe bien car c’est exactement ce à quoi la série va nous amener.

Raspoutine le Patriote, loin de nous offrir une biographie de Raspoutine comme le titre pourrait le suggérer, nous plonge dans le Japon des années 2000, avec un certain Mamoru Yûki. Si ce personnage porte un nom fictif, il est directement inspiré d’un homme qui a existé et est toujours vivant aujourd’hui : Masaru Sato, qui est également crédité comme l’auteur original puisque le manga présenté ici est basé sur son œuvre autobiographique. Né en 1960 à Tokyo, Masaru Sato a longtemps été analyste principal au ministère japonais des Affaires étrangères, spécialisé dans le renseignement diplomatique. Après des études de russe à la British Army Language School, il a travaillé à l’ambassade du Japon à Moscou puis a construit un réseau de canaux d’information au sein même du Kremlin, ayant eu une place privilégiée dans les relations entre le Japon et la Russie et, plus encore, dans un l’affaire qui divise les deux pays : la relégation par la Russie, au Japon, des îles au nord d’Hokkaido.

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Nous sommes ici au début des années 2000, plus précisément en 2002, et Yûki se retrouve soudain grondé dans les journaux et par l’opinion publique pour des soupçons d’abus de confiance. Le voilà mis en examen, placé en garde à vue, sur le point de subir des interrogatoires répétés et approfondis par le procureur Takashi Takamura, qui n’a d’autre objectif que de le faire tomber… et, surtout, de faire tomber avec lui Mineo Tsuzuki , un adjoint apparemment gênant pour certaines raisons, qui a d’abord identifié les qualités de notre protagoniste, et qui a consacré sa vie à la fameuse relégation des îles du nord. Se sentant pris au piège, accusé de choses qu’il n’a pas commises, Yūki ne cessera de clamer son innocence ainsi que celle de Tsuzuki, face aux méthodes de l’accusation qui seront pourtant aussi oppressantes que tordues.

Habitué à ce type d’histoire pointue, Takashi Nagasaki propose une narration précise et exigeante, que le dessin intense et le découpage académique minutieux d’Ito accompagnent très bien, pour nous plonger dans une histoire qui alterne régulièrement entre le présent de 2002 et les flashbacks. torniamo al filo conduttore della carriera di Yûki, dal 1991, all’alba del crollo dell’URSS, con l’apertura all’Occidente consentita da Gorbaciov, e, di fronte a lui, le trame del KGB e del Comitato Centrale dei Comunisti Russi Fête. Bien distillés, les instants du passé nous montreront peu à peu comment Yûki gravit les échelons, attira l’attention de Tsuzuki qui le prit sous son aile, se retrouva à l’ambassade du Japon à Moscou, devint même une sorte d’espion… Ce parcours en lien étroit avec la Russie explique évidemment son surnom de « Raspoutine » trouvé par Tsuzuki, non pas à cause des nombreux abus du célèbre et effrayant personnage historique russe bien sûr, mais plutôt à cause des fines capacités d’analyse de l’état du monde qui cet homme possédait certainement.

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Tout en présentant avec clarté et immersion les grandes lignes de cette ascension, qui ont sans doute un lien étroit avec l’arrestation de Yûki, les auteurs soulignent surtout les débuts mouvementés du protagoniste en prison, d’abord parmi les biens confisqués, le fait d’être appelé avec un numéro au lieu d’un nom, les nombreuses interdictions (encore plus le droit d’apposer son sceau pour signer), les examens médicaux passant par toutes les phases y compris les plus humiliantes… Mais c’est surtout dans les phases d’interrogatoires devant du ministère public que l’histoire sera la plus intense, tant Yûki, presque seul contre tout le système judiciaire, soutenu uniquement par les conseils de ses avocats qu’il ne pourra plus voir avant longtemps, n’aura pas à laissez-vous aller. Homme de principes, Yûki n’aura pas à céder aux pressions et aux manipulations, et devra se battre seul avec sang-froid, avec ses talents d’espionnage, et avec ses capacités d’analyse, face aux différentes méthodes de Takamura : intimidation, implacabilité, trahisons , tentatives de l’amener à dire ce qui lui convient, manipulation de l’opinion publique, accusations supplémentaires pour tenter de le pousser à bout… tout faire pour sauver la face, y compris prouver la culpabilité d’accusés innocents. Yûki n’aura jamais à baisser les bras et à se débrouiller pour ne pas se faire briser par l’opposition, et à ce titre on appréciera toute une métaphore autour du distributeur automatique qui siége plutôt bien.

Dommage toutefois que l’éditeur n’ait pas jugé utile de proposer le moindre texte explicatif supplémentaire : compte tenu du contexte français très spécifique, riche et pas forcément très connu, il aurait été judicieux de tout contextualiser, ne serait-ce qu’en présentant un minimum de Masaru Sato. Il s’agit toutefois de la seule lacune majeure de l’édition française, même si l’on peut signaler quelques petites fautes de frappe dans les textes (notamment aux pages 35, 159, 205, sans parler de l’erreur de conjugaison du synopsis sur la quatrième de couverture, genre petit erreurs qui pourraient facilement être corrigées dans une future réimpression). En dehors de cela, nous avons droit à une traduction diligentée et claire de Jacques Lalloz (le traducteur historique des oeuvres d’Ito chez l’éditeur), une typographie propre d’Adèle Houssin, une qualité de papier et d’impression honnête, et une jaquette proche de l’Original Japonais tout en bénéficiant d’un vernis sélectif.