BALLAST • Cartouches (80)

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Written By Jane Legaet

Rédactrice spécialisée dans le sommeil et la literie depuis 2012

Analyse de la politique de santé chinoise, le roman de l’amiante, la doctrine de la contre-insurrection, l’invasion de l’Ukraine, les mains de Foxconn, l’histoire orale de l’occupation toulousaine, le travail sous un régime néolibéral, un bûcheron qui dessine, les adolescentes sous contrôle et la maternité comme une clôture : nos chroniques du mois d’octobre.

☰ Contagion sociale, par le collectif Chuang

Avec Social Contagion, le collectif Chuang livre sans doute l’analyse la plus convaincante de la politique de santé chinoise pendant la pandémie de Covid-19, mais aussi une interprétation globale originale du fonctionnement et du statut historique de l’État chinois. Rares sont les ouvrages traitant de la Chine contemporaine, qui conjuguent ainsi témoignage, analyse historique et renouvellement théorique. D’une part, les médias, la presse grand public, mais aussi les experts chinois les plus reconnus, nous ont habitués à l’image d’une Chine débordée et dystopique, devant laquelle l’alternative, ou mieux, le remède, ne peut être que libéral. « la démocratie ». En revanche, les partisans du « socialisme réel », prêts à exhaler le moindre signe de fascisme dans les pays occidentaux dans lesquels ils vivent, continuent de faire preuve d’une indulgence vraiment sidérante envers la Chine – du coup, la répression, qu’elle soit sanitaire ou ethnique, devient imaginaire, inventé des puissances occidentales. Mais ces deux visions se rejoignent dans le fantasme d’un État chinois extrêmement puissant, diabolique pour le premier, bienfaiteur pour le second. Chuang brise ce double mirage en montrant que c’est précisément à cause de sa faiblesse que le gouvernement chinois a été contraint d’adopter les mesures de confinement que l’on connaît, et que s’il fallait accepter quelques « succès » statistiques dans la gestion sanitaire du Covid-19. , du moins au début de la pandémie, celles-ci ne sont en aucun cas dues à des mesures étatiques, mais plutôt à des actions menées par des gens ordinaires à l’échelle locale. L’Etat est seulement dans ce cas qu’il présente des directives vagues, avant de sanctionner plus tard les initiatives prises à des niveaux inférieurs. La description et l’analyse par Chuang des différentes unités sociales et administratives de la République populaire de Chine sont très instructives à cet égard. Notons enfin que Social Contagion est un document précieux pour qui veut pénétrer le domaine largement méconnu de la gauche anti-autoritaire et anticapitaliste chinoise. [A.K.]

☰ De notre monde balayé, par Christian Astolfi

« La Seyne-sur-Mer, octobre 1972. Pour la première fois, je franchis la porte des Chantiers. […] La veille, j’étais employé comme graisseur. Le graisseur est un narval. Un surnom tiré de sa plongée pour sauver un homme qui s’est jeté dans le port. Un surnom car chaque chantier naval de la ville en porte un. Le narval les a rejoints au faîte de leur gloire et des Trente Glorieuses. Il connaît les paquebots qui en sortent comme un botaniste connaît sa flore. Son père, installateur « réputé pour la précision de son limage », y travaillait avant lui, y travaille toujours. Comme les autres, Narwhal l’assure : « Je ne dirai jamais que je travaille aux Chantiers, mais que je le suis. Comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière. Parfois, pourtant, les pays s’effritent et les frontières tombent. Mines de charbon ou aciéries, les chantiers navals finissent par fermer sous les assauts conjugués, mais attendus, des crises planétaires et de la concurrence mondialisée. Sous les coups, aussi, du virage de la rigueur de la gauche enfin au pouvoir. Le narval témoigne de ce monde de travail qui envahit la flotte et coule, lentement. Seulement, il n’y a pas que ça. Les chantiers ne s’arrêtent pas à la fermeture, loin de là. La poussière s’est glissée dans les poumons des ouvriers et leur rappelle sans cesse leur ancienne position. d’entre eux le savent mieux que les autres. Ou plutôt sauront quand éclatera le scandale de l’amiante. Filoche est un isolant. Il découpe, installe et enlève les matelas d’amiante qui isolent les autres ouvriers de la chaleur. La dangerosité du matériau et de ses les fibres volatiles ne sont pas connues j de ceux qui l’utilisent. Ce sont des copeaux, des rebuts, rien de plus – rien de moins, ils finiront par apprendre. Christian Astolfi retrace habilement la persistance des chantiers dans les esprits et les corps longtemps après leur cessation. A lire cette fresque, il ne tient qu’à nous de nous laisser emporter. [R.B.]

☰ Terreur et Séduction — Histoire de la Doctrine « Guerre Révolutionnaire » par Jeremy Rubenstein

Contrairement à ce que son nom laisse penser, la « Doctrine de la guerre révolutionnaire » (DRG) est un manuel de contre-insurrection élaboré par des militaires français. Ses contours restent flous, mais ses grands principes se sont désormais propagés des sphères d’activité des puissances impérialistes aux cartels de narcotrafiquants, en passant par le monde des affaires. Jérémy Rubenstein raconte la genèse de cette doctrine, qui puise sa source dans l’armée coloniale française puis dans les enseignements des commandants britanniques, avant d’être théorisée par des officiers français pendant la guerre d’Algérie. En disgrâce après l’arrivée au pouvoir de De Gaulle en faveur de la dissuasion nucléaire, ils ont partagé leur savoir-faire outre-Atlantique où ils ont rencontré un certain succès, aux États-Unis et en Amérique latine. La communication et la guerre psychologique jouent ici un rôle clé. La DRG est mise en œuvre par des forces « spéciales » avant tout expertes en manipulation, en communication, éminemment politiques dans leurs démarches comme dans leur utilisation et très autonomes par rapport aux hiérarchies traditionnelles. C’est aussi pourquoi ils suivront parfaitement le virage du néolibéralisme, en se privatisant : sous forme de sociétés mercenaires comme l’infâme Blackwater, ou mettant leurs techniques au service du secteur privé. L’acteur de la DRG, le capitaine Michel Frois, l’illustre parfaitement : en 1957, il travaille dans les bureaux du Service d’activité et de renseignements psychologiques de la Défense. Peu après cette période, il quitte l’armée pour collaborer avec le service communication de l’organisation syndicale prédécesseur du Medef, et va créer une société de conseil désormais intégrée au groupe Bolloré. Ce n’est pas non plus un hasard : les partisans de la DRG sont souvent proches de l’extrême droite catholique. Ce livre permet de comprendre l’importance et l’impact de la DRG sur les sociétés civiles, qu’elle soit mise en œuvre pour vaincre les rébellions, dans le cadre du maintien de l’ordre pour prévenir toute menace de déstabilisation, ou dans le monde des affaires qui aime tant les métaphores militaires. [L.]

☰ L’invasion de l’Ukraine — Récits, conflits et résistance populaire

Une introduction, cinq articles et un entretien croisé pour clore ce livre : c’est le format choisi par les éditions La Dispute dans un ouvrage collectif qui permet de mieux comprendre les racines profondes de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la résistance civile et militaire a foule l’ampleur de la société ukrainienne avant cette invasion, ainsi que la réaction de la société russe à la guerre. Si le premier texte, écrit par l’historien Tony Wood et dont l’inclusion dans le recueil a évidemment été controversé et discuté, tend à souligner la responsabilité de l’extension de l’OTAN dans le déclenchement de cette guerre, d’autres ont proposé des causalités différentes. Ainsi, la chercheuse ukrainienne Hannah Perekhoda revient sur l’histoire séculaire de l’impérialisme russe dans sa relation à la périphérie ukrainienne, tout en encourageant la gauche occidentale à placer « l’agence des Ukrainiens », ainsi que « la force et l’étendue de leur résistance » au cœur de ses analyses, d’admettre qu’elles et elles « ne sont pas seulement les objets de nos spéculations théoriques, mais aussi des sujets actifs ». Si ce livre reste prudent et ne propose aucune prédiction sur l’avenir de la guerre, il esquisse néanmoins quelques pistes de réflexion sur ce que pourrait devenir l’Ukraine en fonction de l’issue de l’affrontement : « la gauche ukrainienne mise tout » sur la perspective d’« une Ukraine d’après-guerre plus égalitaire, moins patriarcale, plus juste ». Mais l’élan de la résistance peut revenir à un nationalisme exclusif et dangereux, surtout si l’Ukraine est vaincue. champ de bataille. » [PM ]

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☰ La machine est votre seigneur et maître, par Jenny Chan, Xu Lizhi et Yang

« Allez attirer des talents de tout le pays, suscitez de grandes attentes », lançait un slogan promotionnel de la société taïwanaise Foxconn – massivement implantée en Chine – dans les années 2010. Après tout, les jeunes migrants des campagnes chinoises, âgés entre 15 et 25 ans, sont la main-d’œuvre préférée de cette entreprise, qui fabrique près de 40 % des planètes électroniques et compte un million d’employés. Pourtant, loin de susciter l’espoir, Foxconn, qui développe « un régime basé sur l’autocratie managériale et la pénibilité d’une chaîne de montage », brise la vie de centaines de milliers de jeunes travailleurs. En 2010, il y a eu dix-huit tentatives de suicide dans les principaux complexes industriels de l’entreprise, dont quatorze se sont soldées par la mort et quatre par des dégâts irréversibles. Une culture d’entreprise basée sur la punition et l’humiliation, les heures supplémentaires systématiques et non rémunérées, la personnalisation extrême de la production enferme les salariés dans un travail qui peu à peu les annihile, les éteint. Ce livret en trois parties conjugue une approche sociologique, un versant littéraire et une charge critique pour cerner la violence qui se cache derrière le « savant jeu d’ombre et de lumière que permet la division globale du travail ». Car si « l’imaginaire de l’informatique a occulté sa double matière, l’électronique », depuis la Silicon Valley et le culte grandissant de la vie « dématérialisée » en grande pompe de l’iPhone, une prédation néfaste à la vie ouvrière s’ensuit. Témoin l’histoire de la jeune Tian Yu, paralysée après avoir sauté du quatrième étage de son do hall de l’usine Longhua à Shenzhen le 14 mars 2010. Ceci est également démontré par les poèmes écrits par Xu Lizhi, un ouvrier désespéré et poète qui a fini sa vie le 30 septembre 2014. Pourtant, cette pierre angulaire de la production mondiale n’a en rien changé ses pratiques, et tout tourne autour du slogan du PDG Terry Gou : « Growth, your name is pain ». [L.M.]

☰ Et s’ouvre enfin le bordel – Une histoire orale du squattage au tournant du siècle, par Nathan Golshem

C’est l’histoire orale du squat, le Clandé, qui ouvre – par effraction et entrée – la porte d’un bordel. Dans une ambiance « rouge confortable », entre rideaux de velours, bar immense et alcôves qui accueillaient autrefois des célébrités toulousaines venues dans un bidonville, un groupe de personnes expérimente d’autres modes de vie à travers l’autogestion à laquelle chacun peut participer, local résidents ou. non. « Les réunions étaient interminables. L’AG était le décideur […] nous avons essayé de mettre tout le monde d’accord. Le livre est construit uniquement à partir des paroles de ceux que l’on retrouve Nathan Golshem : membres des groupes fondateurs, acteurs et actrices locaux arrivés plus tard, et enfants qui y sont nés et y ont grandi. « Le Clandé était un lieu d’échange d’informations sur les ouvertures de commerces, les expulsions, c’était un lieu ressource pour obtenir toutes sortes de conseils sur l’ouverture d’une caserne. C’était plein d’activité. […] Il y avait des concerts, des soirées, des réunions de groupes politiques comme le collectif du Chiapas ou Act Up, un infoshop, un ciné-club et un restaurant à prix libre. Le magasin d’information Kiosk regorge de ressources, les concerts punk ne peinent pas à trouver leur public, avec des moments de grâce qui restent gravés dans nos mémoires. Do it yourself, fanzines et punk permettent à certains d’y trouver un espace de liberté. Même si tout n’est pas aussi rose que le gibet, notamment sur les questions de masculinité, qui ne pourront être abordées que plus tard. L’histoire de Clandé s’achève en 2006, avec une ultime indignité envers les policiers venus défoncer sa porte. La parole confiée à l’auteur recompose à travers ces récits individuels l’ambiance et les évolutions d’une partie du mouvement squat à Toulouse et ailleurs. C’est un précieux souvenir pour ceux qui se demandent comment vivre autrement et comment créer des espaces de liberté et de résistance au sein du système capitaliste. [L.]

☰ Le travailleur extrême, par Äke Anställning

Remède à la morosité ambiante, ce livre peut vous faire gagner quelques années de vie par les rires qu’il provoque – sans les effets secondaires des antidépresseurs. L’auteur, musicien punk, nous invite à le suivre dans une vingtaine de nouvelles, racontant les métiers précaires qu’il exerce les uns après les autres : grande distribution, voirie, réparation de voirie… Ces histoires, précédemment publiées sous forme de fanzine , ont été réédités sous forme de livre par le collectif d’édition CMDE, devenu plus tard Ici-bas. Pour ne plus subir l’exploitation des travailleurs, organisée par les agences d’intérim, l’auteur propose de s’y opposer en sabotant le travail quotidien. Et n’hésitez pas, quand la coupe est pleine, à frapper sa démission. Une invitation à sortir des absurdités tragi-comiques de travailler dans un système néolibéral. Des commandes absurdes mènent à des situations encore plus absurdes, comme cette palette PQ qui reste coincée dans les airs, et qu’un gestionnaire téméraire tente d’en sortir. Mauvaise idée… « A l’heure où les droits du travail disparaissent dans les limbes, où les attaques du néolibéralisme n’ont jamais été aussi fortes, […] ces histoires nous rappellent la réalité de la production capitaliste », écrivent les éditeurs. La critique de Pôle emploi et de son traitement aliénant des chômeurs n’est pas exclue – notre héros pourra-t-il trinquer à la Koenigsbier avec son conseiller entre deux bilans de compétences ? A vous de le découvrir en saisissant le volume. [L.]

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☰ L’hiver en forêt – Carnet du bûcheron, par Mathias Bonneau

On ne dit plus bûcherons, bûcherons, débusqueurs et débusqueuses mais « entrepreneurs forestiers ». Bien que nous n’entendions pas souvent cela non plus. C’est son acronyme qui a été établi dans les discussions professionnelles et les documents techniques liés à la forêt : ETF. ETF, c’est environ 20 000 personnes en France, qui réalisent 80% des abattages. ETF a également l’un des taux d’accidents du travail les plus élevés et une espérance de vie bien inférieure à la moyenne nationale. Contrairement à ses collègues bûcherons, Mathias Bonneau ne fait pas cela pour gagner un revenu. Jusqu’à ce qu’il décide de passer « l’hiver en forêt », couper des arbres était pour lui une sorte de passe-temps, un moyen de revenir sur les terres familiales, au nord du Tarn. Mais cette année-là, il a décidé d’en faire plus et de l’écrire – d’où le cahier actuel. Cinquante pages hétéroclites montrent le quotidien de cet apprenti bûcheron et aussi du vieux tracteur servant au transport, le territoire dans lequel travaille Mathias comme les feuilles de calcul sur lesquelles on voit qu’il faut beaucoup d’arbres pour tirer un seul maigre revenu. D’ailleurs, les arbres ne font pas tout : c’est par une haie que Mathias commence, avant d’arriver à un douglas de 35 mètres de haut. « Je suis le plus barbare des bûcherons : je coupe, et j’aime ça », assume l’auteur. A rebours d’une vision purement poétique ou spirituelle de la forêt, Mathias Bonneau montre un milieu où l’on travaille, soit pour recevoir des planches ou du bois de chauffage en bout de chaîne. Ce cahier est à la fois une initiation et une transmission : l’après montage, au travail, un métier exigeant ; la découverte d’un environnement qui dépasse l’échelle de la vie humaine mais où ces mêmes personnes reviennent toujours. [E.M.]

☰ Les vagabonds, les voleurs, les méchants. Les ados sous contrôle, de la libération à la libération sexuelle, par Véronique Blanchard

Fruit d’un travail minutieux dans les archives du tribunal de la jeunesse de Seine dans les années 1950-1960, Véronique Blanchard propose une analyse des modalités d’intervention des magistrats dans la vie des adolescentes placées sous leur contrôle. Certains sont reconnus coupables d’un crime, mais beaucoup d’entre eux n’ont commis aucune infraction autre que de s’écarter des normes assignées à leur sexe. Et c’est souvent à l’initiative des parents qu’elles sont traduites en justice : parce que leur comportement les inquiète, de peur qu’elles ne deviennent des « mauvaises filles ». L’emprisonnement, le placement en institution ou en probation attendent les jeunes femmes jugées responsables. Le mariage est aussi souvent considéré comme un moyen. Ce que montre ce travail, c’est la réponse juridique genrée aux « évasions féminines » : les adolescentes ne sont pas jugées de la même manière ni sur les mêmes bases que les adolescents. Les violences qu’ils commettent sont invisibles ou psychiatrisées, alors que les violences, notamment sexuelles, qu’ils subissent sont, en revanche, peu prises en compte par les autorités. La fragilité de leurs conditions matérielles de vie n’est pas non plus relevée. Ce qui est inquiétant, ce qui fait l’objet de toutes les attentions et entraîne la vigilance des psychiatres ou des travailleurs sociaux et l’intervention des juges, c’est leur comportement sexuel. La « menace de la prostitution » souvent invoquée est parfois bien réelle, mais le plus souvent il s’agit d’une chimère qui contribue à la domination des sexualités et de la mobilité adolescentes. Le recours massif à la « protection des vagabonds » fonctionne ainsi comme un rappel à l’ordre face à toute pratique jugée irrégulière. De ces archives de l’oppression, Véronique Blanchard parvient à entendre la voix de ces « mauvaises filles » : leurs joies, leurs peines et souffrances, leur envie de vivre, d’aller au bal ou au café, mais aussi leurs révoltes. comme leur sentiment d’injustice et leur intraitabilité avant l’emprisonnement. [BG]

Deuxième roman d’Eva Baltasar traduit en français du catalan, Boulder explore la trajectoire d’un amour né d’une escale sur les rivages chiliens puis enraciné (ou coincé) sur les rives de la mer islandaise, à Reykjavík. Ou plutôt, il décrit le devenir de la solitude au sein de l’amour raconté ici dans sa puissance érotique autant que dans la force d’inertie qui finit par le manger et l’emporter sur lui. Il y a ce « Boulder » (du surnom que lui a donné son amant), ce cuisinier et marin, plus apte au provisoire qu’à l’irrévocable, estimait que « le temps ne vit pas dehors, [que] le temps naît avec nous » et qu’il appartient à chacun de s’en emparer pour le traverser librement, sans entrave. Alors que faire lorsque Samsa lui annonce qu’elle veut avoir un enfant et devenir mère ? L’héroïne accepte l’aventure d’une maternité commune qui s’immisce peu à peu dans la vie vécue ensemble jusqu’à présent. On retrouve ici l’ironie et le mordant de l’écriture de Baltasar, également poète, déjà découvert dans Permafrost en 2020, et soutenu ici par un afflux constant d’images qui sculptent l’histoire. Cela suit un arc chronologique : la naissance de l’amour entre deux femmes très différentes, le désir d’enfant initialement unilatéral qui devient un projet commun, le processus de procréation assistée, la grossesse, l’accouchement et la présence d’un bébé qui reconfigure tout. Parce que Boulder ressent maintenant « des mots qui ont poussé sur [elle] comme des mauvaises herbes ou des clôtures ». Parmi eux, un mot qui dérange, le plus ancien, le mot Mère ». Et ces mots habillés des dispositifs contemporains de la maternité (beaucoup de layettes, séances d’allaitement en commun et autres poupées en coton bio) finissent en fait la vie, en l’évitant. indication de la luxure et du sexe pour remplacer la « force des liens familiaux ». Bref, Boulder raconte un amour lesbien partagé par la maternité qui n’est pas rejeté, mais aussi pas accepté par l’héroïne, pour qui « rien n’est décisif quand on refuse d’enfermer sa vie dans le cachot des histoires ». [J.R.]

Photo de la bannière : Farshid Tighehsaz

Publié le 30 octobre 2022